En proie à une crise économique sévère, l’Etat peine à réagir aux pluies qui s’abattent depuis plus d’un mois
Alors le vent d’ouest amena les sauterelles. L’Iran se noie depuis le 19 mars dans les inondations et les provinces du Sud craignent l’arrivée d’un nouveau fléau. Un rare vol de criquets pèlerins s’annonce dans les prochaines semaines. L’Organisation pour la protection des plantes d’Iran pressait le gouvernement, le 16 avril, de valider un budget d’urgence de 2 millions d’euros pour y faire face. Mais Téhéran a tardé à répondre : l’eau accapare toutes les bonnes volontés.
Selon le Croissant-Rouge, la République islamique n’a pas connu pareil désastre naturel depuis quinze ans. Les inondations ne sont pas particulièrement meurtrières : on dénombrait, mi-avril, 76 victimes et un millier de blessés. C’est peu, au regard des 30 000 morts causées par le tremblement de terre qui avait réduit la ville de Bam (sud) à néant, en 2003.
Mais la catastrophe actuelle marque par son étendue. Le niveau d’eau a grimpé dans 2 000 agglomérations, à travers 25 des 31 provinces d’Iran. Plus de 500 000 personnes ont été déplacées et deux millions d’Iraniens ont besoin d’aide humanitaire. Le coût matériel a déjà atteint plus de 3 milliards d’euros, selon le quotidien Iran, proche du gouvernement. Un parlementaire comparait ce chiffre, jeudi 18 avril, aux dégâts causés par la guerre contre l’Irak (1980-1988), le traumatisme originel de la République islamique.
Or le pays doit affronter ces pluies durant la pire crise économique de son histoire récente. Depuis le retrait des Etats-Unis de l’accord international sur le nucléaire, en mai 2018, les sanctions américaines accélèrent la récession d’une économie malade de longue date. Les Iraniens plient le genou, l’eau leur monte désormais à la gorge.
Les destructions ont touché en premier lieu les rives de la mer Caspienne, au nord, et la frontière afghane, durant les fêtes du Nouvel An persan, à l’équinoxe de printemps. Elles sont descendues le 25 mars dans le Fars (sud), où une crue éclair a fait au moins 19 morts à Chiraz, dans un oued asséché et construit de longue date. Depuis lors, elles s’étendent à la frontière irakienne et la province pétrolière à majorité arabe du Khouzestan, à l’ouest du pays, où le président Hassan Rohani s’est rendu samedi.
Les rumeurs enflent
Dans les vidéos partagées sur Telegram, on voit des villages engloutis sous la boue, où l’eau a déjà reculé. Des poulets noyés flottent ventre à l’air par centaines dans un hangar. Des paysans, un clerc et des militaires dépêchés par une garnison voisine étançonnent, avec des moyens dérisoires, un barrage aux marges des rivières Dez et Karkheh. Réduits de longue date par la sécheresse, ces cours d’eau ont gonflé et se sont réunis à la mi-avril, pour atteindre un débit supérieur d’un bon tiers à celui de la Seine. Ils menacent Ahvaz, la capitale de la province déshéritée du Khouzistan, qui affronte depuis plusieurs années sécheresse et vents de sable.
Les rumeurs enflent avec la colère : le ministre du pétrole a dû nier, la semaine passée, que les autorités aient dévié ces cours d’eau pour préserver des installations pétrolières. La plupart des usines de canne à sucre du Khouzistan sont à l’arrêt, et 30 000 hectares de production sont sous l’eau. Plutôt que d’incriminer la nature, l’Etat iranien ne cesse de blâmer Washington. Il faut bien un coupable et celui-ci est parfait. Lundi 22 avril, la Maison Blanche a annoncé son intention de réduire à zéro les exportations de pétrole de l’Iran, sa principale source de revenus. Sans égard pour la crise humanitaire, Washington entend mettre fin, début mai, aux exemptions de sanctions accordées depuis six mois, notamment à la Chine et à l’Inde.
Dès le début avril, le Croissant-Rouge s’était déjà plaint de ne pouvoir recevoir aucune aide financière de la Croix-Rouge internationale, les sanctions américaines bloquant l’essentiel des opérations bancaires liées à l’Iran. Plusieurs pays se sont résolus à dépêcher une aide en nature, dont la France, l’Allemagne, le Pakistan et même l’Arabie saoudite, le grand rival régional de l’Iran. La semaine passée, pourtant, le président Rohani s’est vu refuser par le Guide suprême de puiser trop tôt dans un fonds de réserve national des revenus pétroliers pour indemniser les victimes. Il s’agit de ne pas vider le bas de laine de l’Etat, alors que la pression américaine menace de durer.
Agriculture intensive
Les raisons profondes de cette catastrophe dépassent cependant les sanctions et la faiblesse du gouvernement actuel. « Un tel phénomène naturel aurait déstabilisé la France comme n’importe quel Etat développé », rappelle le géographe Arnaud Caiserman, doctorant à l’université Lyon-III et spécialiste de l’espace agricole iranien. Rarement, en soixante-dix ans de relevés hydrométriques, l’Iran n’avait connu de saison humide aussi intense. Certains responsables allaient jusqu’à estimer, il y a peu, que le pays, pour l’essentiel aride et semi-aride, devait s’habituer à un avenir dicté par la sécheresse. Bien au contraire. S’il est impossible d’affirmer que les pluies massives soient le résultat du réchauffement climatique, le risque est réel que l’Iran affronte à l’avenir de tels phénomènes extrêmes et désordonnés, à plus grande fréquence, note l’universitaire Kaveh Madani, spécialiste des ressources en eau et ancien vice-ministre de l’environnement.
M. Rohani a incriminé, en avril, des décennies de déforestation et de développement immobilier irraisonnés. Il n’a pas mentionné les politiques d’encouragement à l’agriculture intensive et d’industrialisation, planifiées sans égard pour l’environnement sous le régime du chah, et plus encore depuis la révolution de 1979. Ces facteurs ont contribué à assécher les lits de rivière et à vider les nappes phréatiques. Cela exacerbe les dégâts causés par les inondations.
Il n’y a là rien de bien original, mais la République islamique peine à mettre en place des procédures de réponse face à de telles catastrophes : la concurrence entre les centres de pouvoir immobilise toute réforme. « L’Iran connaît une perpétuelle gouvernance de crise. Tout est réactif, rien n’est anticipé. On réagit lorsque les problèmes apparaissent. On saute d’une crise à l’autre. Le temps ou les ressources manquent toujours pour planifier », soupire M. Madani.