Il est urgent de marteler sans cesse que « vivre-ensemble » signifie « vivre-politiquement » et que pour cela, il est nécessaire que ce mode de vie puisse s’épanouir dans un espace régi par la logique urbaine. Or, rien n’est aussi étranger à l’homme politique que l’espace urbain. Le politicien ne réfléchit qu’en termes d’enclos et de territoires sur lesquels son pouvoir s’exerce.
Dans un article intitulé « Ce que le Liban m’a appris », publié en 1986 par la revue Esprit, le chercheur Michel Seurat déclare : « Je ne crois pas en l’existence d’une identité libanaise; ce qui ne signifie pas que je ne crois pas au Liban […] le conflit du Liban me paraît bien montrer […] l’existence d’une société divisée, et donc l’absence d’une société civile ». Il ajoutait qu’il est « impensable d’ériger actuellement un monument au civil inconnu, car ce civil n’existe pas ». En revanche, chaque communauté « peut compter ses morts et ceux qu’elle a pu tuer chez ses adversaires, réels ou perçus comme tels ».
En écho à Seurat, May Davie-Urbama se demande, en 2017 dans Les Cahiers de la Méditerranée, pourquoi un pays si généreusement doté par la nature n’a pas été en mesure de se construire en Etat, de « garantir la symbiose entre les communautés et créer une société civile, prémices de la Nation ». La question renvoie immédiatement à l’échec de la dynamique du 14 mars 2005 qui, en dépit de son ampleur, n’a pas été en mesure de susciter une telle intégration. L’échec, même temporaire, est celui de Beyrouth en tant qu’espace urbain et civique du vivre-ensemble.
C’est un tel mécanisme qui, après 1943 selon May Davie, expliquerait l’échec de la ville de Beyrouth et de ses élites, à être la matrice du « vivre-ensemble politiquement » parce que cette ville aurait été « ruralisée » au profit des ‘açabiyya claniques des campagnes.
L’échec du phénomène du 14 mars 2005 à se traduire politiquement résiderait dans ce paramètre. La foule du 14 mars 2005 n’a pas accouché d’un citoyen libanais mais s’est fragmentée en clans/jamâ’at. On comprend mieux le triomphe de l’idéologie du binôme Hezbollah/CPL dont la vision de l’Etat est celle d’un Etat-jamâ’a. Ce dernier n’a même pas les moyens d’être un état totalitaire ; il peut devenir tout au plus une vulgaire tyrannie. Le plus surprenant, est que cette logique mortifère est implicitement acceptée par les autres groupes en compétition qui ont tous fini par capituler sans conditions. Même les communautés éminemment citadines et urbaines, comme les musulmans sunnites et les chrétiens byzantins (grecs-orthodoxes et catholiques) ont été contaminés par la ruralisation. On a l’impression qu’ils se perçoivent et se comportent dorénavant en communautés dotées non d’une allégeance à leur espace civique traditionnel mais d’une ‘açabiyya de jamâ’a.
La question que posent ces considérations, dans cet Orient en flammes, n’est pas celle de savoir « qui va protéger aujourd’hui les chrétiens du Liban » mais « est-ce que les chrétiens sont-ils disposés à quitter la Mutasarrifiyya du Mont-Liban afin de protéger le Grand Liban de 1920 et 1943 dont la capitale est Beyrouth».
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- Beyrouth