Editorial du « Monde ». La guerre qui ravage le Yémen depuis deux ans est la quintessence des guerres d’aujourd’hui : on tue d’abord des civils. On les bombarde, on les déplace, on les affame, on les prive de soins.
Le 19 juillet encore, l’ONU dénonçait un bombardement de l’aviation saoudienne sur une colonne de civils en fuite : vingt morts – presque tous appartenant à la même famille. A peine une « brève » dans les journaux. Cette tragédie yéménite, on la voit peu. Elle se joue à l’abri de la presse, parce que les protagonistes le veulent ainsi.
La guerre oppose d’un côté une coalition d’Etats arabes conduite par l’Arabie saoudite, appuyant le dernier président, Abd Rabbo Mansour Hadi, et, de l’autre, une rébellion houthiste (une des branches du chiisme) alliée à l’avant-dernier président, Ali Abdallah Saleh, et mollement soutenue par l’Iran (chef de file du monde chiite). Les experts y voient l’un des théâtres de l’affrontement majeur qui oppose Riyad à Téhéran pour la prépondérance au Moyen-Orient.
Un immense drame humanitaire
Les Yéménites, eux, paient cette rivalité au prix fort. Le drame humanitaire est immense. Près de 60 % des 10 000 morts de ces deux années de guerre sont des civils. Le pays est en proie à la plus importante épidémie de choléra de la planète. Plus grave encore : du fait des bombardements de la coalition saoudienne sur les rives de la mer Rouge, des millions de personnes risquent d’être privées d’aide alimentaire.
Les deux protagonistes sont coupables de crimes de guerre. Aucun d’entre eux ne paraît pour le moment en mesure de l’emporter. Il n’y a pas de dialogue entre Riyad et Téhéran, pas plus sur le Yémen que sur la Syrie ou l’Irak.
Les « parrains des parrains » – les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni côté saoudien ; la Russie côté iranien – sont diplomatiquement passifs. Le président Donald Trump a même jeté de l’huile sur ce brasier en accordant son soutien le plus enthousiaste aux Saoudiens, le camp le plus belliciste. En somme, mettrefin à la guerre du Yémen n’est une priorité pour personne.
C’est une lourde erreur, au-delà même de l’indifférence manifestée à l’égard de ce que vit le Yémen, déjà l’un des pays les plus pauvres du monde et qui, depuis un demi-siècle, a, comme l’Afghanistan, connu davantage d’années de guerre que de paix.
Un pays divisé entre le Nord et le Sud
C’est une erreur parce que, sur les ruines d’un Etat déjà fragile, prolifèrent les cellules d’Al-Qaida ou de l’organisation Etat islamique. Parce que le salafisme, cette gangrène idéologique, version sectaire et brutale de l’islam exportée de Riyad, s’étend dans les zones contrôlées par la coalition saoudienne. Le salafisme, on ne le sait que trop en Europe et au Proche-Orient, est la terre nourricière du djihadisme.
C’est une erreur, enfin, parce que le Yémen est encore une fois divisé entre le Nord et le Sud, comme il l’a déjà été dans le passé – ce qui augure d’un nouveau drame dans un Etat en voie de faillite avancée.
Autrement dit, plus cette guerre se poursuit, à quelques encablures de la route du pétrole, plus elle génère d’autres sources de conflits et de violence. Tout se passe comme si ce pays, qu’on appelait autrefois « l’Arabie heureuse », était pour l’heure condamné à être malheureux.