Comment saluer la mémoire de l’ami qui, a passé de si longues décennies dans un face-à-face permanent avec la maladie et la mort sans jamais se départir de son doux sourire, de son regard espiègle et pétillant d’intelligence, de sa voix douce et pleine d’humanité et de son incomparable sens de l’humour et de la répartie.
Comment raconter le courage noble et inébranlable de ce grand monsieur qui, jusqu’à son dernier souffle, n’a cessé de dire à sa vielle ennemie, la maladie : « Tu ne m’auras pas ». Et pourtant, un cèdre du Liban vient de perdre l’ultime combat. Samir Frangieh a été terrassé par la maladie et nous a quittés pour l’au-delà.
Combattant courageux et intrépide, il le fut toute sa vie durant. L’idéal de gauche dont il était pétri lui avait communiqué cette flamme sacrée qui anime les grands intellectuels, les grands sages parmi les sages, les voix des hommes libres qui remplissent les agoras et qui font honneur à leur cité et à leur patrie.
Nul, au sein des cercles intellectuels, politiques ou dans les réseaux actifs de la société civile n’aurait imaginé prendre la moindre initiative sans se poser la question : « Quelle place réservons-nous à Samir Bey ? Qu’en pense Samir Bey ? Comment convaincre Samir Bey ? ». A lui seul, il incarnait la pensé politique dans son aspect le plus noble, celui de l’application permanente à la recherche du bien commun.
Cet homme d’exception, cet inconditionnel de la cause juste du peuple de Palestine et de tous les peuples arabes opprimés, cet orfèvre du mouvement d’indépendance du Liban de 2005, cet artisan de la « paix du Liban » comme il aimait le répéter, cette fourmi travailleuse de la non-violence et du vivre-ensemble, cet artiste délicat de la formulation politique, avait fini par susciter autour de sa personne un consensus général le mettant en marge des méandres tortueux de la lutte pour le pouvoir.
Il était le cœur, l’âme et la conscience du mouvement du 14 Mars. Et pourtant, il demeurait à l’écart des manœuvres politiciennes de son propre camp. Il était un adversaire féroce de l’hégémonie irano-syrienne sur le Liban, non pas au nom d’un quelconque irrédentisme partisan ou d’une haine viscérale à l’égard des dirigeants de Téhéran et de Damas, mais uniquement au nom du vivre-ensemble au Liban que la stratégie hégémonique de ces deux capitales déstabilisent et mettent en danger.
Le Bey Rouge ou le seigneur féodal de gauche, tel était son surnom. Ce libanais de Zghorta, ce citoyen patriote et loyal, cette figure de proue d’une société clanique chrétienne traditionnelle avait fini par incarner la quintessence de la citadinité. C’est Beyrouth qui était sa cité, et c’est grâce à sa plein implication dans la vie de la grande métropole qu’il avait décidé de s’engager au sein de ces réseaux de gauche tant honnis par les cercles chrétiens de la droite libanaise. Etre de gauche durant la guerre civile passait, pratiquement, pour un acte de haute trahison à l’égard de la « cause sacrée libanaise ».
Et pourtant, il fut une des chevilles ouvrières de toutes les rencontres œcuméniques et de tous les synodes ecclésiastiques organisés en faveur du Liban depuis les années 1990. Mais il fut également un acteur de premier plan pour la finalisation des Accords de Taëf auxquels il n’a cessé de croire pleinement jusqu’à sur son lit de mort. Il ne cessait de répéter : « La paix du Liban passe par l’application de Taëf… La paix dans les pays du Levant arabe nécessite un Taëf pour chaque Etat »
Quel était le secret caché de Samir Frangieh, cette part de mystère qui pourrait expliquer son engagement hors des sentiers traditionnels de son clan familial et de son milieu confessionnel ?
Lors d’une de mes dernières rencontres avec lui, l’ami Samir me permit de mieux saisir cette flamme qui l’animait. Nous étions assis dans la pénombre de son salon. Nous parlions de l’étrange changement du discours politique partout dans le monde, de sa vulgarité actuelle, de sa violence, de la haine qui n’a plus honte de cacher sa face de charogne puante.
Je luis dis : « Je n’ai jamais été un activiste de gauche dans ma jeunesse. Et pourtant, quand je revois des images télévisées des grandes figures de jadis comme Fidel Castro ou Ho Chi Minh, je ne puis m’empêcher de me dire que ces hommes, en dépit de leur violence révolutionnaire, reflétaient quelque chose de notre humanité ».
Après un moment de silence, Samir Bey me sourit et me dit de sa voix douce et basse : « Leur visage reflétait quelque chose des valeurs de l’Evangile ».
Le grand Samir, le Bey Rouge, me révélait ainsi sa grandeur d’âme modelée par la communion profonde qu’il avait avec l’enseignement de ce Jésus de Nazareth : « Bienheureux les pauvres. Bienheureux les affligés. Bienheureux les assoiffés de justice. Bienheureux les artisans de paix. ».
Ce sont ces mêmes valeurs que Samir Bey résumait par son slogan politique maintes fois répété : « Modérés de tous les pays, unissons-nous ».