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L’histoire retiendra que ceux qui n’ont cessé, depuis 2014, d’attiser les flammes de la guerre russo-ukrainienne, sont des apprentis sorciers qui ont ouvert une boîte de Pandore qui risque d’allumer le brasier du « dernier bal du grand soir ».
Le 1er avril dernier, le site officiel du Patriarcat de Moscou (http://www.patriarchia.ru/db/text/6116189.html) a publié un document pour le moins préoccupant par son contenu idéologique, au ton eschatologique et millénariste qui surprend.
On se souvient que le 6 mars 2022, le Patriarche Cyrille de Moscou, avait prononcé une homélie qualifiant l’opération militaire spéciale en Ukraine, de « guerre sainte ». Il positionnait son pays comme défenseur d’un espace vital, ou de civilisation, celui du Monde Russe (Russkii Mir). Le 13 mars 2022, des sommités théologiques orthodoxes du monde entier ont répondu et condamné l’enseignement de ce Russkii Mir par le Patriarcat de Moscou. Selon les signataires, ceci défigure l’identité de l’Église chrétienne en la rendant « ethno-nationale ». Un tel « phylétisme » constitue à leurs yeux une hérésie condamnée par plusieurs conciles orthodoxes réunis à Constantinople à la fin du XIX° siècle.
Le document publié le 1er avril dernier est le programme décidé par le « XXV° Conseil populaire mondial de Russie » ; il constitue un arrêté adressé aux autorités législatives et exécutives russes.
Le premier paragraphe affirme que « l’opération militaire spéciale » contre « le régime criminel de Kiev et l’ensemble de l’Occident qui le soutient » est une guerre sainte de libération entreprise par le peuple russe qui défend son droit de vivre sur le sol d’un seul État russe. Par cette lutte, le peuple russe défend « l’espace spirituel unique de la Sainte Russie » remplissant ainsi le rôle du katechon évoqué par Saint Paul dans sa Deuxième épître aux Thessaloniciens. Le katechon est l’instance ou la force qui retient le mal, empêchant ainsi la victoire finale de l’Antéchrist. Carl Schmitt avait jadis beaucoup écrit sur le katechon, comme « rétenteur » ou « retardateur », et l’identifiait à l’idée romaine d’empire et d’église universelle. Ainsi, la fin des temps se trouve suspendue et ramenée à un projet historique. La guerre en Ukraine est une œuvre de la Sainte Russie comme katechon qui « protège le monde des assauts du globalisme et de l’Occident tombé dans le satanisme ». Le paragraphe conclut que l’Ukraine doit être sous le contrôle de la seule « Russie et que l’existence sur ce territoire d’un régime … hostile à la Russie …[ou]contrôlé de l’extérieur … doit être totalement exclue ». Ceci n’est qu’une bénédiction des menaces qu’on connaît.
Le deuxième paragraphe est idéologiquement plus explicite. Il définit le Russkii Mir comme espace spirituel et civilisationnel qui n’est pas limité aux frontières de la Fédération de Russie ou de la Grande Russie historique (Russie + Biélorussie + Ukraine) ni même des populations russophones de la périphérie. Le Monde Russe comprend tous ceux, de par le monde, pour qui la grande culture russe est une valeur suprême. Sa mission spirituelle est précisément de retenir le mal qui menace le monde et veut soumettre l’humanité à « l’hégémonie d’un seul principe maléfique ». C’est pourquoi il est nécessaire de « construire un État russe millénaire [qui]est la forme la plus élevée de créativité politique des Russes en tant que nation ».
Ceci doit permettre « la restauration de l’unité du peuple russe ainsi que de son potentiel spirituel et vital », condition essentielle de la survie de son rôle de « katechon/retardateur » du mal. D’où la nécessité impérieuse de réunifier les peuples de la « Trinité Russe » (Russes, Biélorusses, Ukrainiens) ainsi que tous les descendants de la Rûs historique, c’est-à-dire les Slaves orientaux. Le document précise que « la doctrine de la Trinité [russe]devrait être incluse dans la liste normative des valeurs spirituelles et morales et bénéficier d’une protection juridique appropriée ».
En plus de ce panrussisme et panslavisme, le document aborde la question de l’Eurasisme sans toutefois préciser de quelle Eurasie il s’agit. Est-ce une Eurasie de Vladivostok à Brest, héritière des traditions chrétiennes de Rome et de Constantinople, ou bien serait-ce une Eurasie slavo-turque regroupant des peuples slaves orthodoxes et des peuples turcs musulmans d’Asie centrale ?
Cinq autres points développent les politiques à implanter en matière familiale et démographique, migratoire, éducative, économique, ainsi que spatiale et urbaine. Bref, la vision est totalisante et embrasse tous les aspects de la vie humaine. Ce Russki Mir devrait intensifier une politique de natalité adéquate : « l’État doit se fixer un objectif stratégique à long terme [pour]amener la population de la Russie à 600 millions d’habitants ». Par ailleurs, la Russie « peut devenir un refuge pour des millions d’étrangers qui défendent les valeurs traditionnelles … et sont prêts à l’intégration linguistique et culturelle ».
Toute une série de mesures sont prévues : lutte contre l’avortement, les comportements déviants, la promotion de la culture de masse, le conservatisme traditionaliste, la rupture totale avec les paradigmes de la modernité en matière d’éducation, les mesures répressives accentuées etc. « Les programmes éducatifs … doivent être débarrassés des concepts … occidentaux, étrangers au peuple russe et destructeurs pour la société russe. Un nouveau paradigme socio-humanitaire, fondé sur l’identité civilisationnelle russe et les valeurs spirituelles et morales russes traditionnelles, doit être développé ».
Parvenu à la dernière ligne du document, le lecteur demeure muet. Ainsi la roue de l’histoire peut faire marche arrière. Sur le plan politique, l’Occident a commis des fautes irréparables depuis la chute de l’URSS. Il a laissé partir la Russie, européenne et chrétienne, dans les bras de la Chine, au lieu de tout mettre en œuvre pour l’intégrer au monde des héritiers d’Athènes, de Rome et de Jérusalem.
Le projet totalisant prôné par le document du « XXV° Conseil populaire mondial de Russie » est une utopie faite d’eschatologie et de millénarisme annonciateurs d’apocalypse. On se trouve en présence d’une nation élue sur une terre sainte, comme jadis le peuple hébreu de la Bible. Cette nation a une mission spirituelle à remplir : faire face à l’Antéchrist en retenant le mal, en l’occurrence l’Occident, sa modernité et ses valeurs. En principe, si katechon il doit y avoir, ce n’est pas l’Empire romain ou l’Église, ni le Monde Russe, mais l’ONU qui est malheureusement paralysé.
Ce document interpelle tout un chacun aujourd’hui, notamment les chrétiens, notamment orthodoxes, du Patriarcat d’Antioche dont le Liban fait partie. L’histoire a connu de nombreuses vagues millénaristes, tant religieuses que profanes. Aujourd’hui, se profilent plusieurs courants millénaristes-eschatologiques de nature politico-religieuse : les Chrétiens-Sionistes des États-Unis, le Chiisme Khomeyniste d’Iran, le Russkii Mir de Moscovie. Quant à l’État d’Israël, il est en lui-même un messianisme non encore pleinement réalisé. On peut citer, en passant, les nombreux groupuscules sectaires d’un peu partout.
L’avenir de la planète Terre paraît sombre et lugubre.
acourban@gmail.com