La vie des peuples ressemble à ce que dit le Livre de l’Ecclésiaste: «Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel (…) Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » (Qo 3 : 1 / Qo 1 : 10). Aujourd’hui tu gouvernes, demain tu es gouverné et tu acceptes librement cette alternance, telle est la définition première du citoyen. Nul ne peut prétendre exercer indéfiniment le pouvoir car le pouvoir s’appartient à lui-même. Nul ne peut prétendre avoir été choisi pour dominer les autres car il n’existe pas d’homme indispensable, aussi grand fut-il.
Aujourd’hui tu gagnes; réjouis-toi. Demain tu perds; ne te lamente surtout pas et ne te décourage pas. Rien n’est achevé, rien n’est définitivement scellé. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Mais si tu perds et que tu sois forcé de capituler, ne dis surtout pas que tu as gagné. Une telle rhétorique est malsaine. Il y a un temps pour la victoire et un temps pour la défaite ; mais il n’y a pas de temps pour l’inaction. Perdre n’est en rien honteux, il faut savoir gérer sa défaite afin d’aller de l’avant et de poursuivre le témoignage et la lutte.
Mais lutte pour qui et pourquoi? Témoignage en faveur de quoi? Telles sont les questions que se posent des centaines de milliers de citoyens libanais, sur un fond d’appréhension anxieuse, depuis qu’il semble acquis que Michel Aoun accédera probablement au poste de président de la République le 31 octobre. Pour le public souverainiste, il s’agit-là d’une capitulation sans conditions que MM. Samir Geagea et Saad Hariri ont consenti. Aucune figure rhétorique, aucun artifice de langage ne parviendra à convaincre ce public, qui lutte depuis 2005 en faveur d’un Liban débarrassé de toute tutelle militaire étrangère ou ennemie, que le futur président Aoun est à 100% made in Lebanon. Il est effectivement fait au Liban, mais dans un Liban pris en otage, occupé, paralysé, vidé de sa substance constitutionnelle et institutionnelle sans compter qu’il est dépouillé de sa souveraineté depuis la guerre de juillet 2006.
Le discours prononcé par Hassan Nasrallah, après l’annonce par Saad Hariri de la candidature Aoun, ne laisse aucun doute là-dessus. Il est clair que pour le chef du Hezbollah, porte-parole de l’Iran des mollahs, la présidence de Michel Aoun ne peut s’envisager que comme une victoire éclatante; humiliante de l’adversaire, le musulman sunnite éclairé et modéré. Il a clairement annoncé qu’il faisait de grandes concessions en acceptant Hariri comme Premier ministre. Par cette simple phrase, il a adressé un rappel à l’ordre à Michel Aoun ainsi qu’une mise en garde en bonne et due forme au camp souverainiste. Ce faisant, l’Iran établit le cadre précis du mandat présidentiel de Aoun. Le slogan made in Lebanon qu’on entend depuis une semaine devient, dans ces conditions, un conte de fées.
On se doit de reconnaître le brio avec lequel le chat persan a joué avec la souris libanaise qui a fini par se livrer elle-même à l’appétit du gros félin. Le Liban n’est pas un enjeu en soi tant que son peuple est traversé par la fracture verticale intervenue en 2005 et qui en a fait une des arènes du bras de fer que se livrent les deux puissances régionales, Arabie et Iran, dans leur guerre froide. Pour Hassan Nasrallah, le mandat Aoun s’inscrit comme une victoire remportée par l’Iran et non comme un compromis de pacification du Liban. Michel Aoun pourrait-il inverser une image aussi négative? L’avenir nous le dira, mais il est permis d’en douter.
Certes, on assistera très vite au déblocage de tout ce qui paralyse le pays. On peut aisément parier sur le fait qu’on verra les ordures disparaître miraculeusement, les télécommunications se remettre à fonctionner, la distribution du courant électrique s’améliorer nettement, etc. Après tout, la caste qui tient le pouvoir est un club semi-mafieux où tout le monde se ressemble et comprend bien son intérêt. Dans cet univers, les patrons savent être généreux et prodigues quand il le faut.
Mais l’essentiel réside dans des choix politiques de toute première importance : les accords de Taëf, les résolutions 1559 et 1701 du Conseil de sécurité qui exigent la sûreté des frontières internationales et le monopole des armes entre les mains de l’État; sans compter la neutralité du Liban proclamée dans la déclaration de Baabda par l’ancien président Sleiman et sans oublier le Tribunal international pour le Liban où des membres du Hezbollah sont nommément accusés et font l’objet de mandats d’amener. Mais surtout, la grande question sera celle des libertés publiques qui risquent gros à l’ombre d’un pouvoir, autoritaire en lui-même, mis sous la tutelle d’une force totalitaire étrangère. La vigilance de l’opinion publique demeure impérative.
La caste politique ancienne est à l’agonie. Laissez ces hommes du passé rendre l’âme, tous sans exception et sans verser de larmes sur leur sort. Le Liban demeure un projet à construire. Ce Liban n’est pas celui des fromagistes mafieux. Il appartient à une jeunesse libérée de nos vieux carcans ; une jeunesse moderne, confiante dans ses capacités individuelles, amoureuse de ses libertés, imperméable aux superstitions de l’imaginaire, indifférente aux mensonges de l’identitaire, résolument non violente, respectueuse du pacte contractuel du vivre-ensemble et exigeante en matière de droits humains. En clair, la petite graine semée le 14 mars 2005 est morte en terre comme le fait toute graine ; mais elle a germé car elle fut arrosée par le sang des hommes libres. « Si le grain de blé qui est tombé en terre… meurt, il porte beaucoup de fruis » (Jn 12: 24). C’est le cas aujourd’hui; c’est cette jeunesse qui doit assurer la relève, l’avenir lui appartient.
Nul ne doit se sentir découragé. Nul ne doit perdre l’espoir. Une défaite demeure un moment éphémère dans la vie des peuples. Mais la recherche du bien commun est un effort constant que rien ne peut arrêter. Les idéaux et les valeurs de l’esprit citoyen du 14 mars 2005 sont toujours à l’œuvre. Le destin du Liban de demain, son retour à la souveraineté, la fin de toute occupation militaire, la protection des libertés, voilà une belle tâche pour la jeunesse saine d’une patrie qui demeure prisonnière de l’esprit sectaire des peuplades qui vivent sur son sol.
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