Dans son récit sur deux des plus grandes périodes de l’histoire de l’humanité, pharaonique et mésopotamienne, le spécialiste de l’histoire de l’art E. H. Gombrich commente ainsi l’image saisissante que constitue cette suite de lettres de l’alphabet alignées sans aucune logique : « Je peux lire. » « N’est-ce pas extraordinaire ?
Avec 26 symboles basiques, dont la plupart ne sont formés que d’un couple de courbes, il est ainsi possible d’écrire tout ce que l’on souhaite… » écrit en substance Gombrich, dans sa Petite histoire du monde. « (…) L’idée que chaque symbole exprime une voix et que 26 de ces signes seulement soient suffisants pour écrire n’importe quel mot était une invention tout à fait nouvelle. Seules des personnes ayant beaucoup pratiqué l’écriture pouvaient en être à l’origine – et non seulement l’écriture des textes sacrés et des cantiques, mais tout genre de messages, de contrats et de transactions commerciales. Ces inventeurs étaient des commerçants qui voyageaient longtemps par mer et qui faisaient des affaires dans tous les pays. Ils vivaient proches des juifs, dans les ports de Tyr et de Saïda, des cités beaucoup plus grandes et plus puissantes que Jérusalem, et aussi bruyantes et animées que Babylone. Ce sont les Phéniciens ! (…) » ajoute-t-il.
Dans les livres où nous avons appris l’histoire, la découverte de la couleur pourpre est aussi importante que l’invention de l’alphabet, sinon plus. C’est parce que cette couleur formidable reste gravée au fond de notre rétine, dans notre mémoire visuelle [1].
Cette équivalence fait cependant de l’invention de l’alphabet un événement naturel et léger, similaire à la découverte de n’importe quelle couleur. Cet événement n’a ni la place ni l’ampleur qu’il mérite dans notre conscience.
Jusqu’à présent, nous ne saisissons pas l’importance du saut qualitatif qu’a représenté l’alphabet au niveau de la conscience humaine, comme le souligne le professeur canadien Marshall McLuhan, qui s’est illustré à travers son ouvrage La Galaxie Gutenberg. Dans cet ouvrage, qui vise à « comprendre les moyens de communication », McLuhan évoque la légende de Cadmos. Parti à la rescousse de sa sœur Europe, enlevée par Zeus, Cadmos tua un dragon sur les rivages grecs. Il prit ensuite les dents du monstre et les sema. Il s’agirait là, selon l’intellectuel, d’une métaphore sur la diffusion de l’alphabet en Grèce.
La littérature maronite s’est accaparé l’histoire phénicienne, dont elle a fait son mythe propre, établissant une distinction entre ce qui est d’ordre arabe et d’ordre libanais, dans le cadre de son conflit avec la classe politique islamique. Cette division a été exploitée dans le but de marquer des distances avec l’appartenance arabe et brandir un particularisme, une spécificité, en soulignant l’importance du peuple « phénicien libanais », chrétien, face au peuple « arabe libanais », musulman. À travers ce conflit, l’une des inventions les plus grandioses de l’histoire de l’humanité, aussi importante que celle du feu ou de la roue, a été marginalisée, sinon ringardisée. McLuhan affirme, concernant l’alphabet, qu’il a modifié les relations entre les hommes et qu’il a permis la transition entre la pensée fondée sur la magie et la mythologie à la pensée rationnelle. C’est le passage du monde de l’ouïe et des sens à celui de l’œil, froid et pragmatique, comme l’explique en détail le théoricien canadien.
Au lieu d’être un facteur rassembleur, capable d’encourager l’ensemble des composantes du pays à appartenir à une nation dotée de racines historiques pouvant être sources de fierté, l’héritage phénicien a été transformé par les Libanais en mur de séparation entre deux appartenances devenues, non plus réconciliées et complémentaires, mais contradictoires et conflictuelles. Comme si les origines phéniciennes libanaises pouvaient empêcher l’appartenance arabe ou faire obstacle à cette dernière !
Comme si la langue arabe ne comportait pas autant d’idiomes et de sons d’origines phéniciennes, ou plus précisément cananéennes !
Au Salon du livre francophone 2013, dans le cadre d’un entretien commun avec Samir Frangié, un journaliste français de France Inter avait ainsi trouvé opportun de me demander combien j’acceptais l’idée selon laquelle mes origines seraient phéniciennes, et si cela s’opposait à mon arabité. Je lui avais répondu ce que j’ai toujours ressenti, en l’occurrence que je suis libanaise, arabe, phénicienne et musulmane, et que je ne trouve aucune contradiction entre toutes ces appartenances. Au contraire, il s’agit là, pour moi, d’une source de richesse et d’harmonie.
Les conflits, les luttes, les ruptures, et le fait de faire appel à l’extérieur – que ce soit un extérieur clairement ennemi, ou ennemi, mais travesti sous une apparence amicale – pour se protéger est un comportement libanais typique. Le Libanais a une capacité brutale de transformer des exploits extraordinaires en sources de conflits. Le dernier grand exploit, dans ce domaine, est celui de la libération du Liban-Sud en l’an 2000. À l’époque, Damas avait refusé d’en reconnaître la portée, en raison des fermes de Chebaa, jadis superbement ignorées, prétexte en or pour justifier le maintien de l’armée syrienne au Liban. Le camp de la moumanaa n’a « découvert » la libération du Liban-Sud qu’après l’expulsion de l’armée syrienne du Liban, dans le but unique d’accaparer cet exploit pour lui-même, et pour assurer, ce faisant, une couverture aux tragédies qu’il a causées – et qu’il continue de causer – au Liban et aux Libanais.
*Psychologue, vice-présidente du Renouveau démocratique
Notes
[1] La légende veut que la découverte du pourpre soit le fait du dieu Melkart Héraclès. Alors qu’il se promenait sur la plage en compagnie de la nymphe Tyros, son chien découvrit un murex et le croqua. Ses mâchoires se teintèrent de pourpre. La nymphe admira cette couleur et demanda au dieu de lui offrir un vêtement d’une aussi belle couleur.