Le procureur genevois Stéphane Grodecki soupçonne trois hommes de loi d’avoir mis sur pied un arbitrage fictif au profit d’un cheikh koweïtien. Un policier vaudois a prêté la main à la machination
Coup de tonnerre sur la place judiciaire genevoise. Le procureur Stéphane Grodecki a inculpé trois avocats de la ville pour avoir monté de toutes pièces un arbitrage fictif au profit d’un cheikh koweïtien, Ahmad al-Sabah, membre du Comité international olympique (CIO) et du comité exécutif de la FIFA, a appris «Le Temps».
L’affaire, selon des proches du dossier, est sans précédent, en raison de son caractère «machiavélique» et le parfum d’intrigues rocambolesques qui l’entoure.
L’un des avocats mis en cause, l’Anglais Matthew Parish, a lui-même révélé faire l’objet d’une enquête dans un communiqué de presse diffusé dimanche dernier. Il affirme avoir subi deux perquisitions à son étude de la rue du Mont-Blanc, et d’une autre à son domicile.
Un avocat de son étude genevoise, un Ukrainien, a aussi été interpellé et interrogé la semaine dernière. Il aurait été retenu presque nu dans une cellule pendant des heures, selon Matthew Parish, après avoir vu son domicile fouillé en tous sens par les enquêteurs.
Mystérieuse vidéo
Contacté par «Le Temps», le Ministère public genevois n’a pas commenté ces allégations. Mais il confirme: «Une instruction est en cours contre des personnes suspectées d’avoir participé à la mise en place d’un faux arbitrage, écrit le porte-parole du pouvoir judiciaire Henri Della Casa. Ces personnes sont prévenues de faux dans les titres.»
Que s’est-il passé? Tout part d’une vidéo réalisée en 2012, sans doute à Genève. Elle y montre l’un des hommes forts du Koweït, le cheikh Nasser al-Sabah, en grande conversation avec un banquier suisse, mais aussi avec des officiels iraniens. Nasser al-Sabah connaît bien la Suisse puisqu’il possède une résidence à Trélex (VD). Dans les vidéos, il est question de milliards échangés; les discussions suggèrent la corruption, la trahison.
En 2014, ces images sont brandies au Koweït par Ahmad al-Sabah, membre de la même famille princière mais grand rival de Nasser al-Sabah. Il veut les utiliser pour évincer son concurrent du pouvoir. Des enquêtes officielles sont diligentées, la société d’investigation américaine Kroll est appelée à la rescousse. Toutes concluent que la vidéo est un faux. Ahmad al-Sabah finit par s’excuser platement et publiquement à la télévision, le 26 mars 2015.
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C’est dans ce cadre qu’intervient l’arbitrage supposément truqué. Cette procédure, commune dans le monde des affaires, permet aux entreprises de régler leurs différends en dehors des tribunaux. Dans le cas précis, l’arbitrage oppose une société du Delaware, Trekell, au cheikh Ahmad, à propos de l’authenticité des vidéos mettant en cause Nasser.
Coquille vide
Lors de la procédure, Trekell fait mine de s’indigner: si des doutes existent sur l’authenticité des vidéos, alors elle est lésée, car elle en détient les droits. Mais le 28 mai 2014, l’arbitre désigné pour départager les deux parties rend sa sentence: les vidéos sont authentiques.
Cet arbitre unique est l’avocat genevois B., aujourd’hui inculpé pour faux. Selon la plainte déposée à Genève par Nasser Al-Sabah, l’arbitrage n’est en effet qu’une «mascarade». Et Trekell une coquille vide, créée pour simuler un litige dont l’unique objectif était d’accréditer l’authenticité des vidéos.
Avant de se rétracter, cheikh Ahmad, le rival et ennemi de Nasser, avait d’ailleurs utilisé l’arbitrage genevois pour défendre leur véracité. Il est aujourd’hui prévenu dans la procédure genevoise, comme commanditaire présumé du faux arbitrage.
Il faut sanctionner ces agissements de manière extrêmement
sévère, car Genève est une place d’arbitrage importante.
Matthew Parish, l’avocat anglais, affirme disposer de «pages et de pages d’expertise» prouvant que les vidéos et l’arbitrage sont vrais. En face, le cheikh Nasser – cible des vidéos – a également mobilisé ses enquêteurs, les sociétés Veracity et Ker-Meur, qui ont conclu que l’arbitrage était factice.
Un policier à la mémoire courte
Celui qui officiait comme arbitre unique, l’avocat B., a été interrogé par la justice genevoise. Le 18 mars dernier, il a confirmé la thèse de l’arbitrage truqué. Selon ses dires, il ne disposait d’aucune compétence en matière d’arbitrage et n’a fait que signer un document que lui tendait Matthew Parish.
Elément intriguant: un policier vaudois est impliqué dans l’affaire. Dans le dossier d’arbitrage figure en effet une lettre à en-tête de la Sûreté du canton de Vaud, signée par un certain C. Selon des proches du dossier, il appartient au service de protection des personnalités de la police vaudoise. Il serait entré en contact avec l’entourage du cheikh Ahmad lors d’une visite de ce dernier au CIO. L’agent affirme avoir fait expertiser par l’EPFL le protocole utilisé pour authentifier les vidéos. Mais interrogé par la justice genevoise, il n’a pas su dire qui, à l’EPFL, aurait examiné ce protocole.
A ce stade, aucune sanction n’a été prononcée dans le canton de Vaud contre le policier. «On est au début de l’affaire, notre collaborateur a été entendu comme témoin, en fonction de l’évolution de la situation, l’ouverture d’une enquête administrative n’est pas exclue, ça dépendra de la suite», précise le responsable de la communication de la police vaudoise Jean-Christophe Sauterel.
D’autres protagonistes ont eu à subir les questions et les perquisitions du procureur Grodecki. L’ancienne étude de Matthew Parish, Holman Fenwick Willan, spécialisée dans le négoce de matières premières, affirme coopérer pleinement à l’enquête, selon son avocat Saverio Lembo. Un local de création de sociétés offshore, SFM, a aussi reçu la visite des enquêteurs.
Disparues de la circulation
Si les magistrats genevois s’activent autant dans cette affaire, c’est qu’elle met en cause l’intégrité de la place judiciaire du canton, affirment des proches du dossier.
«Il faut sanctionner ces agissements de manière extrêmement sévère, car Genève est une place d’arbitrage importante», estime Jean-Pierre Jacquemoud, l’un des avocats de Nasser al-Sabah avec Pascal Maurer. En droit suisse, un arbitrage vaut autant qu’un jugement, ce qui rend la falsification alléguée dans cette affaire particulièrement grave.
«C’est d’autant plus sérieux, ajoute Catherine Hohl-Chirazi, l’avocate d’un autre plaignant, la famille koweïtienne Al-Kharafi, que la fausse sentence arbitrale a été présentée en juin 2014 à un tribunal à Londres qui l’a déclarée exécutoire.»
Tout en défendant l’intégrité de ses agissements, Matthew Parish aurait préféré «ne jamais avoir été impliqué là-dedans». Il affirme avoir reçu des instructions précises du cheikh Ahmad pour réaliser l’arbitrage contesté. Les avocats de ce dernier, Albert Righini et Patrick Hunziker, affirment que le cheikh «collabore à l’enquête», qu’il n’est «pas le commanditaire de l’arbitrage» et qu’il «conteste les faits qui lui sont reprochés».
Quand aux vidéos truquées, elles ont disparu de la circulation. Personne ne semble savoir qui les aurait fabriquées, ni qui a pris les véritables images qui ont permis de les produire.