On pensait que la dernière représentation de l’inutile, anticonstitutionnelle et fallacieuse « table nationale du dialogue » serait, comme celles qui l’ont précédée, un doux ronronnement de quelques gros félins qu’on s’obstine à appeler : la classe politique. Les participants eurent à peine le temps d’échanger quelques salamalecs. La séance fut suspendue sine die pour cause de prise de becs entre deux jeunes coqs maronites appartenant au même camp politico-confessionnel, MM. Gebran Bassil et Sleiman Frangié.
Monsieur Bassil, actuel ministre des Affaires Etrangères et gendre préféré de Michel Aoun, avait tenu, pour la énième fois, à user avec véhémence du fonds de commerce habituel de son parti orange : les revendications sectaires, mieux connues sous le titre de « droits des chrétiens ». Monsieur Bassil et son mouvement semblent habités par l’étrange conviction qu’ils ont l’exclusivité de la représentation de l’ensemble des citoyens libanais catalogués par l’état civil comme appartenant à l’une ou l’autre des 14 confessions chrétiennes officiellement reconnues par les autorités libanaises. Dès lors, il serait bon de rappeler à Monsieur Bassil et tous ceux qui partagent sa pensée, que les « droits des chrétiens » sont un non-sens au Liban. Si quelqu’un souhaite faire preuve de sectarisme, il ferait mieux de parler des « droits des maronites », « droits des grecs-orthodoxes ou catholiques», « droits des arméniens-orthodoxes ou catholiques », « droits des syriaques orthodoxes ou catholiques », sans compter les « droits des latins », des « coptes et coptes-catholiques », des « assyriens et chaldéens » et sans oublier les « protestants » dans leur diversité.
Derrière la revendication du droit des chrétiens, faussement considérés comme un ensemble cohérent, se profile une question politique quasi taboue, celle de l’hégémonie maronite en matière de répartition de certaines hautes fonctions de l’Etat. Ainsi, il est légitime de se demander ce qui justifie le fait que certains leviers de commande comme la présidence de la république, le commandement en chef des forces armées, le gouvernorat de la banque centrale doivent systématiquement revenir à un membre de la communauté maronite. Dans ce sens, on peut dire que les droits de tous les chrétiens, sans exception, sont effectivement spoliés par cet usage hérité d’une vision qui nous vient de l’époque ottomane. Avant d’être islamo-chrétien, le problème de la répartition équilibrée des postes dans la fonction publique est d’abord inter-chrétien. Venir parler du droit des chrétiens, dans ce contexte précis, relève de la démagogie populiste la plus primaire.
La constitution de Taëf a inauguré une nouvelle ère, celle où la parité islamo-chrétienne n’est plus tributaire du poids démographique des uns et des autres. Et pourtant, le facteur démographique continue à jouer en milieu chrétien sans que personne n’ose remettre en question une telle anomalie. Dès lors, les imprécations de Monsieur Bassil et de son camp, en la matière, relèvent sans doute d’une vulgaire conquête du pouvoir au sein d’une communauté chrétienne particulière. Ceci met automatiquement son auteur en compétition directe avec d’autres figures de proue de la même communauté.
Mais ces droits des chrétiens et la remise en question du vivre-ensemble libanais qui en découle, cachent probablement d’autres considérations qui auraient un double objet : le rejet du musulman sunnite et, par conséquent, le rêve d’une alliance des minorités qui en découle. Cette utopie, si elle se réalise, ne peut se concrétiser que dans une vaste entité politique alaouito-chiite, contrôlée par l’Iran des mollahs, où les chrétiens de toute obédience serviraient de cohortes auxiliaires, de garde prétorienne voire de caisse de résonance pour les besoins de la propagande. Le discours chrétien minoritaire et identitaire jouera, dans ces conditions, comme argument commode, anti-arabe et anti-sunnite, aux yeux d’une opinion publique mondiale prête à le recevoir. Cette acceptation est facilitée grâce aux violences du terrorisme djihadiste mais, aussi, grâce au prosélytisme agressif de l’islamisme identitaire lui-même. Il suffit de constater les effets dévastateurs du phénomène burkini en Occident ainsi qu’auprès de certains minoritaires du Levant.
La haine se répand comme feu de poudre et nul ne semble disposé à juguler l’incendie. Nul ne se préoccupe de prendre conscience que sous la burqa ou le burkini il y a un être humain à la dignité inaliénable. D’un autre côté, celles et ceux qui défendent mordicus la burqa et le burkini ne réalisent pas que leur geste peut être perçu comme une agression inacceptable à l’égard de valeurs et de droits conquis de haute lutte depuis un siècle.
Au milieu de tout cela, une frange non négligeable des chrétiens s’applique inconsciemment à démolir ce qui reste encore du vivre-ensemble universel du Liban. C’est ce qu’illustre l’accord passé entre les Forces Libanaises et le parti de Monsieur Bassil en faveur de la candidature de Michel Aoun à la présidence de la république. Une telle entente, purement confessionnelle, est malheureusement un coup de poignard dans le dos du Pacte National de 1943. Ainsi se justifie ce que l’historien Arnold Toynbee écrivait : « Les civilisations ne meurent pas assassinées, elles se suicident ».
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*Beyrouth
L’Orient-Le Jour