Il n’a que dix ans. Il est né le 14 mars 2005 au milieu d’une foule innombrable, en plein cœur de Beyrouth. Ce jour-là, les entrailles de la ville, somptueux navire urbain au milieu des flots, avaient accouché de centaines de milliers de petits princes comme lui.
Prince, il l’est par sa naissance car il est seul seigneur de lui-même, même s’il n’en est pas tout à fait conscient. Il est seigneur car seul maître incontesté du territoire de son lieu de naissance et de vie. On n’avait jamais assisté à pareil spectacle dans cette ville qui, depuis la plus haute antiquité, avait connu tant de bouleversements.
Après les ruines et les désolations de la guerre civile libanaise, un homme visionnaire, Rafik Hariri, vint réveiller Beyrouth de son coma. Le 30 mai 1997, un homme en blanc, Jean-Paul II, célébra une messe pontificale sur une esplanade en bord de mer, face à la ville éventrée. Ce passage du Sacré, réconcilia en quelque sorte le ciel avec la terre du Liban. Ce fut le moment de la fécondation du petit prince, le citoyen libre. A la fin de la cérémonie, on vit des files entières de personnes anonymes, escalader par dizaines de milliers, les gravats et les ruines de la ville pour rentrer chez eux. On était frappé par le silence et l’allure pacifique, apaisé, de cette foule que le Liban n’avait jamais connue. On avait l’impression qu’un sang de vie recommençait à couler dans les artères de la ville meurtrie.
La gestation de l’enfant aura duré huit ans. Le choc provoqué par la mort de Rafik Hariri, « Monsieur Liban » comme on disait, déclencha le travail de l’accouchement. Et ce fut la mémorable journée du 14 mars 2005 qui vit naître le petit prince, le citoyen. Chacun avait quitté son quartier, son village, ses champs, son hameau, tous étaient là au pied de la mosquée Al Amine, autour de la dépouille de ceux qui avaient été massacrés par l’ennemi. Ils n’étaient pas venus pour écouter des discours ou pour fusionner en une masse informe mais pour donner leur corps à la ville. Tous n’avaient pas les mêmes motivations certes, mais tous avaient accepté de venir incarner au cœur de Beyrouth, non la simple coexistence de groupes ou de tribus, mais le vivre-ensemble de chacun pour tous et de tous pour chacun. La foule-événement est un phénomène rarissime de communion collective.
Là, en plein centre de Beyrouth, haut lieu symbolique de la communication du ciel et de la terre, chacun avait accepté de venir naître en tant que citoyen des entrailles de la ville. On ne naît qu’une fois. C’est pourquoi un tel événement ne peut pas être répété, il peut tout juste être évoqué.
Le petit prince du 14 mars 2005 a aujourd’hui dix ans. Tout a été fait pour le formater, le ligoter, lui faire croire qu’il n’est pas ce qu’il croit être. On lui a dit qu’il est d’abord un fier chiite qui désire la mort comme on désire une maîtresse. On l’a présenté comme le plus dangereux des fondamentalistes sunnites : jihadiste, takfiriste, terroriste. On lui a seriné à longueur d’années qu’il se devait d’abord de ne pas être lui-même, que sa finitude individuelle était vaine car ce sont les entrailles de maman-communauté qui continuent à le nourrir et qu’il ne peut surtout pas fâcher maman ou lui déplaire.
Quand les peuples de l’Orient se sont soulevés contre les plus ignobles dictatures, on a dit au petit prince du Liban, qu’en tant que chrétien-minoritaire il lui fallait soutenir les tyrans en casquette, en turbans ou en costume-cravate car seuls ces puissants peuvent le protéger. On a déployé des trésors de mensonges pour transformer le souriant petit prince du 14 mars 2005 en un enfant autiste, renfrogné, à la mine triste, boule de haine incandescente contre le musulman, surtout sunnite. De doctes et vénérables aînés ont voulu le garder bien au chaud dans une crèche devenue de plus en plus étroite, celle de leur immaturité politique, de leur populisme et de leur démagogie à la limite du fascisme. Ils ont tenté de le persuader que ceux qui avaient ravagé son pays, qui l’avaient pillé, qui avaient massacré ou fait disparaître sa parenté, étaient les seuls habilités à protéger l’enfant qui se doit de leur demeurer reconnaissant. Bien plus, des chefferies tribales ont déployé des trésors de rhétorique pour le persuader qu’il n’était pas ce qu’il croyait être ; qu’en réalité il n’était qu’un écho contemporain des clans féodaux à qui il doit sa raison d’être.
Aujourd’hui il n’a que dix ans. Il a toute la vie devant lui. C’est à lui qu’il faut faire confiance. L’esprit qui l’anime n’a pas changé en dépit des erreurs multiples et des compromissions que la politique impose. Le souffle de vie qui est le sien demeure vivant. C’est lui l’avenir. Les chefferies tribales, communautaires, claniques, religieuses et sectaires appartiennent au passé qui ne veut pas encore mourir mais qui finira, tôt ou tard, par rendre l’âme.
Pourquoi un tel vent de confiance dans ce petit bout d’homme ? Pourquoi un tel vent d’optimisme et d’espoir ? Parce que le petit prince de la paix sait que la violence la plus extrême a des limites. Seul le bien est infini. La vie est plus forte que la mort. Nous pouvons tout détruire, nous pouvons tout raser et tout exterminer. Mais demain, que ferons-nous ? Le petit prince répond avec son sourire désarmant : Demain ? Nous ne pouvons que vivre-ensemble.
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L’Orient-Le Jour