Le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui vient de s’éteindre à 91 ans, a rempli sa mission: préserver le pouvoir de la monarchie, au prix d’un constant exercice d’équilibre et de compromis. Quand il prend officiellement les rênes en 2005, à la mort de son frère Fahd, il dirige en réalité le pays depuis neuf ans, depuis qu’une attaque cérébrale a terrassé Fahd en 1996. Les deux demi-frères ne se ressemblent guère. Fahd était l’homme de tous les excès. Abdallah est réputé pieu, modeste et un peu provincial. On le verra prendre le car de la délégation saoudienne lors d’un voyage à Hongkong, en tenue de jogging et tête nue, une première pour un monarque saoudien. Pur produit de la politique tribale d’Abdelaziz, le fondateur du royaume moderne, Abdallah est le fils unique du roi et d’une princesse Shammar, importante tribu présente aussi en Irak et en Syrie. La mère d’Abdallah avait été mariée en premières noces… au grand rival d’Abdelaziz, l’émir Saud, chef de la maison des Rachid, vaincu par Abdelaziz en 1921. Comme dans les monarchies européennes, les mariages saoudiens servent d’abord d’outils politiques.
Quand il prend effectivement les commandes, l’Arabie s’attend à un souverain de transition, suivi de plusieurs autres. Abdallah est déjà âgé, et le pouvoir se transmet de frère en frère parmi les nombreux fils d’Abdelaziz, dont le plus jeune dépasse les 70 ans. Mais le roi modeste tiendra la barre dans la tourmente, avec deux objectifs majeurs: à l’extérieur, contenir la menace iranienne. À l’intérieur, ouvrir le pays à la modernité sans remettre en cause le pouvoir des Saoud. Cette politique prudente, le roi l’a menée avec l’accord d’une fratrie qui prend ses décisions par consensus. Les rivalités entre frères, réelles ou supposées, se résorbent toujours dans des décisions prises en commun. La survie de la seule famille régnante donnant son nom à un pays (si l’on excepte le Lichtenstein) passe avant toute autre considération.
Il envoie ses troupes écraser la révolte au Bahreïn voisin
Cette cohésion est d’autant plus vitale que le pouvoir des Saoud est menacé. Dès 2003-2004, des contestataires, prêcheurs, intellectuels, avocats, lancent des pétitions demandant une monarchie constitutionnelle. Ils remettent en cause la monopolisation du pouvoir par les Saoud, légitimée par un «establishment» religieux officiel. Au même moment, Oussama Ben Laden, le Saoudien auteur des attentats du 11-Septembre, exilé en Afghanistan, décide de porter la guerre au cœur de son propre pays. Des attentats terroristes signés al-Qaida frappent les ensembles résidentiels des cadres occidentaux, mais aussi des Saoudiens, en particulier des membres de la garde nationale.
Le génie politique d’Abdallah va être de traiter séparément les différents rebelles (*). Contre les émules de Ben Laden, il lance les services de sécurité, parfois épaulés par des milices tribales. Vaincus militairement, les djihadistes finiront par s’exiler au Yémen voisin. Avec les opposants pacifiques, le souverain emploie le bâton – quelques séjours en prison – puis la carotte. Certains sont apaisés par des avantages divers. Ceux qui réclament surtout une participation au pouvoir religieux, obtiennent satisfaction. Aujourd’hui, l’Arabie saoudite n’a plus un establishment religieux mais deux. À côté des oulémas (savants) traditionnels, soutiens inconditionnels du pouvoir, les ex-contestataires, issus en partie des Frères musulmans, ont leur mot à dire sur bien des sujets, comme la réforme de l’éducation ou le droit des femmes à conduire. S’ils ne revendiquent plus, pour l’instant, le partage du pouvoir politique, leur idéologie reste présente dans la société.
Cette nouvelle alliance est l’une des raisons pour lesquelles l’Arabie échappe au «printemps arabe». Les opposants ralliés respectent le pacte en n’appelant pas à renverser le monarque. Les quelques manifestants qui ont tenté de défiler dans les rues ont été aussitôt arrêtés. De même qu’un petit groupe qui avait voulu déposer les statuts d’un parti politique, chose strictement interdite dans le royaume.
Pour le roi, ce «printemps» est insupportable. Il soutient jusqu’au bout Hosni Moubarak ou Ben Ali, qu’il accueille en Arabie après sa chute. Alors, pourquoi appuie-t-il la révolution syrienne au point de vouloir armer les insurgés? La contradiction n’est qu’apparente: l’Arabie saoudite cherche uniquement à affaiblir un régime allié de l’Iran. L’obsession de la menace nucléaire iranienne fonde toute la politique étrangère saoudienne. C’est pour la même raison qu’Abdallah enverra ses troupes écraser la révolte au Bahreïn voisin. Les manifestants sont principalement chiites, comme les Iraniens, et la monarchie est sunnite, comme en Arabie. Et le monarque saoudien redoute par-dessus tout la contagion chez sa propre population chiite, implantée à l’Est, là où se trouve la majorité des puits de pétrole… La politique palestinienne du roi peut aussi se lire à travers le prisme iranien. Si Abdallah a mis tout son poids dans de multiples tentatives de réconciliations entre les frères ennemis palestiniens, c’est pour contrer l’influence de Téhéran sur un mouvement sunnite, le Hamas. Qu’il rêve de détacher de cette alliance, à ses yeux contre nature. Le royaume prend la menace de la bombe iranienne tellement au sérieux qu’il aurait passé un accord secret avec le Pakistan pour qu’Islamabad lui fournisse des têtes nucléaires en cas de besoin…
Pour le reste, Abdallah n’a pas touché au fondement de la politique étrangère saoudienne, le pacte conclu en février 1945 par son père, le roi Abdelaziz, et le président Roosevelt sur le canal de Suez à bord du croiseur USS Quincy: protection contre pétrole. Sous Abdallah comme sous ses prédécesseurs, l’Arabie saoudite a aidé à réguler les prix du pétrole en produisant au maximum de ses possibilités.
En Arabie, Abdallah a tenté de répondre aux aspirations d’une population jeune – la moitié des Saoudiens a moins de 25 ans – qui s’ouvre sur le monde et se connecte sur Facebook: création d’un Conseil consultatif, organisation d’élections municipales partielles, instauration d’un «Dialogue national», sous forme de forums avec les femmes, les jeunes, et même les représentants du chiisme, création d’une organisation officielle des droits de l’homme. Des éditorialistes modernistes sont autorisés à critiquer les excès de la police religieuse dans les journaux ou à demander que les femmes soient enfin autorisées à conduire.
Villes nouvelles et trains à grande vitesse
À l’adresse du monde extérieur, le souverain montre la même volonté de faire entrer l’Arabie dans le monde moderne. Il remet à l’honneur le passé préislamique du pays, allant jusqu’à envoyer au Louvre une exposition d’objets d’art datant de bien avant la naissance du Prophète. Une tentative de replacer l’Arabie dans l’histoire, de créer une nation qui ne se définisse pas seulement par son identité religieuse, fondée sur une vision radicale de l’islam. Pour les mêmes raisons, Abdallah parraine un «dialogue interreligieux», invite des prêtres à rencontrer des imams et serre lui-même la main d’un rabbin lors d’un colloque à Madrid. Mais toutes ces avancées atteignent rapidement leurs limites.
Converser avec les autres religions ne veut pas dire autoriser la construction d’églises sur le territoire saoudien, où résident pourtant de nombreux travailleurs philippins. Politiquement, le pays continue de vivre sous le régime de la monarchie quasi absolue. Le souverain règne et gouverne. Il est en même temps monarque et premier ministre. Les principaux ministères restent aux mains des frères ou des cousins du roi et de leurs enfants. Les princes, au nombre de quelques milliers, gardent leurs privilèges. Le pourcentage des revenus pétroliers attribués directement à la famille reste secret. Pas de changements majeurs non plus dans la vie quotidienne. Les femmes attendent toujours de prendre le volant. Et la première université mixte n’accueille que quelques dizaines d’étudiantes.
Le roi Abdallah a tenté de tout changer pour que rien ne change, comme le héros du Guépard de Lampedusa. Au risque de l’avenir. Le chômage dépasse les 20 %. Les grands travaux lancés par le roi, construction de villes nouvelles et de trains à grande vitesse, se font avec de la main-d’œuvre étrangère. La «saoudisation» des emplois, le remplacement des travailleurs étrangers par des Saoudiens, se heurte aux traditions et au manque de formation des jeunes. À côté de ceux qui suivent les ex-religieux contestataires et rêvent de changements politiques, d’autres, très nombreux, connectés sur Facebook et ouverts au monde, aspirent à plus de liberté au quotidien et à sortir de l’ennui saoudien, celui d’une société étouffante qui n’offre que peu d’espace à sa jeunesse. Ce défi fait partie de l’héritage d’un roi qui a d’abord su durer.
*Lire «Les Islamistes saoudiens, une insurrection manquée», par Stéphane Lacroix, Presses universitaires de France