Des affrontements meurtriers ont opposé dans la ville de Hassaké, dimanche 18 janvier, des soldats de l’Armée syrienne et des miliciens de l’Armée de Défense nationale aux ordres du régime à des combattants des Unités de Protection du Peuple (YPG), le bras armé du Parti de l’Union démocratique (PYD), aile syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdollah Öcalan.
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Les circonstances de cette soudaine explosion de violence ne sont pas claires. Elle aurait été provoquée par une initiative des forces du régime qui, à l’aube du samedi 17 janvier, auraient pris position dans la caserne des pompiers située au nord de la ville, dans une zone jusqu’alors abandonnée par le pouvoir à l’autorité du PYD. Les milices de ce parti auraient répliqué en encerclant les lieux et en s’emparant, dans le même secteur, d’un commissariat de police, d’un four à pain industriel, d’une station-service réservée à l’armée et de silos à grains. Au cours des opérations, les YPG auraient tué au moins 4 éléments des forces régulières ou paramilitaires et en auraient capturé 25 autres, perdant pour leur part 1 combattant et en laissant 4 autres aux mains de la partie adverse.
Après un calme relatif instauré au cours de la nuit du samedi au dimanche, les échanges de coups de feu ont repris de plus belle, l’armée faisant usage contre les quartiers kurdes de la ville de son artillerie lourde, de ses mortiers et des canons de ses blindés. Un mouvement d’exode des habitants s’en est suivi, en direction des villes voisines de Derik, Amouda, Qamichli, Darbasiyeh et Ras al-Aïn. Des francs-tireurs ont fait leur apparition. Des commerces appartenant à des kurdes ont été pillés. Une délégation de haut niveau en provenance de Damas, renforcée par des personnalités locales, arabes, kurdes et chrétiennes, a tenté une médiation en vue de mettre un terme aux combats et de convaincre les parties en présence de revenir à leurs positions antérieures. Mais elle s’est heurtée à un refus catégorique des YPG.
Selon des sources médiatiques, la situation a finalement contraint le général Ali Mamlouk à se rendre lui-même sur place. Après avoir ordonné de jeter en prison le responsable local de la Défense nationale, le chef du Bureau de Sécurité nationale a menacé les forces kurdes de détruire entièrement leurs quartiers sous les coups de l’artillerie et de l’aviation du régime si elles n’obtempéraient pas.
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Une telle situation est totalement inédite. Entre les parties aujourd’hui en présence, seules des échauffourées s’étaient jusqu’à présent produites, en général provoquées par le souhait des uns et des autres de pouvoir implanter leurs postes de contrôle sur des axes, des routes ou des rues plus passantes, qui offraient l’opportunité d’accroître les prélèvements et les taxes perçus sur les transporteurs, les commerçants ou les simples citoyens. Elle vient en tout cas confirmer ce que d’aucuns s’obstinent à ignorer ou même à nier. C’est sous les yeux et avec le consentement des forces militaires et des services de sécurité du régime qu’est intervenu le retour en Syrie de Mohammed Saleh Mouslim, chef du PKK syrien, au début du soulèvement populaire, au printemps 2011. C’est sous leurs yeux et avec leur consentement que s’est effectuée la montée en puissance du PYD et de ses milices au cours des années 2012 et 2013. C’est toujours sous leurs yeux et avec leur consentement que le PYD a instauré son « administration autonome » sur les 3 cantons à majorité kurde de la Jazireh, Kobané et Afrin, en novembre 2013. Aujourd’hui comme hier, les appareils militaire et sécuritaire du régime sont chez eux dans la Jazireh, qui n’est pas, à l’inverse d’Idlib, de Qouneïtra, de Raqqa ou de Daraa, un gouvernorat « libéré ». Les forces gouvernementales évitent d’y montrer leurs muscles lorsque ce n’est pas nécessaire, mais ce sont elles qui contrôlent les choses depuis les coulisses. Elles ne s’y dissimulent que pour mieux accréditer la prétention de leur allié d’être en zone kurde le « parti dirigeant de l’Etat et de la société », comme le Parti Baath reste aujourd’hui en Syrie… en dépit de la modification de l’article 8 de la Constitution de 1973.
Pour éviter que les choses leur échappent dans la région, les moukhabarat n’ont pas interdit l’apparition des milices. Ils ont au contraire encouragé leur multiplication au sein des diverses ethnies. Ils escomptaient non seulement qu’elles assurent par elles-mêmes l’ordre et la sécurité dans les quartiers dont elles étaient issues, mais aussi qu’elles interdisent aux membres de leur communauté de rejoindre la contestation, qu’elles luttent à leur côté pour interdire l’implantation de l’Armée syrienne libre dans le gouvernorat, et qu’elles soient à leur disposition pour réduire les milices concurrentes, en tant que de besoin.
C’est le cas, par exemple, de la milice désignée sous le nom d’Armée de Défense nationale, qui vient de participer aux affrontements de Hassaké avec les YPG. Ses éléments sont surnommés les « masqués » parce qu’ils dissimulent leur visage pour éviter d’être reconnus par les habitants. Elle a été créée en mars 2012 par un officier détaché de la Garde Républicaine et placée sous l’autorité du cheykh Mohammed al-Fares, membre de l’Assemblée du Peuple et notable de la tribu des Tayy, connu pour son allégeance sans faille aux al-Assad père et fils. Son siège a été installé dans les locaux du Parti Baath. Elle regroupe en effet, autour d’un noyau de militants baasistes, des jeunes arabes désœuvrés, séduits par la possession d’une arme, par le salaire – 25 000 livres syriennes par mois – et par les exactions sur lesquelles leurs chefs ferment les yeux pour leur permettre de se payer sur la bête, lors des opérations. Dans les quartiers à majorité arabe de la ville, qui constituent ses champs naturels d’intervention, cette milice fait régner la terreur au sein des populations, au profit du régime, et elle assure la protection des sièges des services de sécurité.
C’est le cas, par exemple encore, de « Sutoro », une milice chrétienne créée en 2013 sous l’égide du Parti de l’Union syriaque pour protéger les quartiers chrétiens d’éventuelles opérations terroristes. Les Assyriens partageant avec les Kurdes un certain nombre de revendications « nationales », cette milice se coordonne de préférence avec le Parti de l’Union démocratique, dont elle redoute d’ailleurs la puissance. Pour bénéficier de sa protection, elle a adhéré au « projet d’administration autonome » du PYD.
La présence de ces diverses milices, qui prétendent œuvrer « pour leurs communautés » en travaillant « au service du régime »… dont elles font leurs et combattent les ennemis, explique l’impossibilité pour les révolutionnaires de se maintenir durablement à Hassaké. Ainsi, pris en étau entre ces différents groupes, les derniers défenseurs du quartier de Ghouwaïran, dans la partie sud-est de la ville, ont-ils été obligés d’évacuer les lieux en direction du Jebel Abdel-Aziz, mettant un terme à deux années de résistance, en septembre 2014, dans le cadre d’un accord intervenu entre eux et les forces régulières.
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L’Armée de Défense nationale n’ayant certainement pas pris seule l’initiative de provoquer les Unités de Protection du Peuple, deux explications, qui ne sont pas contradictoires, peuvent être avancées pour justifier ce développement dont les conséquences sont encore difficilement perceptibles.
La première hypothèse est que, en renforçant ses positions de manière significative dans Hassaké, le régime syrien a jugé nécessaire d’adresser un message de mise en garde à son allié kurde Mohammed Saleh Mouslim. Si la résistance des combattants du PYD face aux djihadistes de l’Etat islamique, à Aïn al-Arab et en plusieurs autres endroits de la Jazireh, fait depuis des mois l’affaire du pouvoir en place, et si l’armée régulière continue de leur apporter un soutien aérien ponctuel, les responsables syriens n’ont pu qu’être inquiétés par le rapprochement intervenu depuis l’été 2014 entre, d’une part, la branche syrienne du PKK et, d’autre part, le président du Kurdistan irakien, les partis du Conseil national kurde et la coalition internationale engagée contre Da’ech. Ils redoutent que, si les YPG bénéficient désormais – comme on le dit – d’un soutien logistique et de livraisons d’armes en provenance de certains pays occidentaux, le Parti de l’Union démocratique soit tenté d’abandonner la position de fausse « neutralité » dans laquelle il s’est maintenu au profit du régime depuis plus de trois ans, pour s’autonomiser, à défaut de rejoindre les rangs de l’opposition syrienne.
Ce message, si c’est de cela qu’il s’agit, avait été précédé d’un autre avertissement, heureusement moins sanglant. Suite à la campagne de recrutement menée ces derniers temps par le PYD dans les zones sous son contrôle, pour enrégimenter des « volontaires » et renforcer les rangs de ses milices masculine et féminine, le régime syrien avait répliqué à une montée en puissance des YPG, préoccupante et malvenue. Il avait convoqué à Damas une délégation de cheykhs de tribus arabes. Bachar al-Assad en personne les avait convaincus de la nécessité de conserver dans la région, entre forces arabes et kurdes, le meilleur équilibre possible. C’est qu’avait été créée, sous l’autorité d’un responsable tribal à sa dévotion, une nouvelle milice composée de jeunes gens de diverses tribus, les « maghâwîr« (commandos). Les jeunes arabes s’étaient fait tirer l’oreille avant de la rejoindre, faute de confiance dans un régime qui, depuis le début du soulèvement populaire, les avait ignorés pour s’appuyer en priorité sur son ancien allié kurde, le PKK. Mais ils s’étaient laissé finalement séduire par une solde conséquente – entre 30 et 50 000 livres syriennes -, et ils avaient été sommairement entraînés par des éléments du Hizbollah libanais, eux-mêmes encadrés par une vingtaine d’officiers iraniens.
L’autre hypothèse est que la tension délibérément provoquée par le régime n’est pas sans lien avec la rencontre de « dialogue » prévue le 26 janvier à Moscou. En engageant les hostilités contre les combattants du PYD avec une violence sans précédent, les forces de Bachar al-Assad accréditent en effet l’idée que leur chef, Mohammed Saleh Mouslim, qui fait partie des « invités des Russes », sera là-bas à sa place. S’il ne l’était pas jusqu’ici, il pourra se targuer désormais de compter parmi les plus farouches opposants.
Cette entreprise de réhabilitation n’était pas inutile. Les révolutionnaires ont toujours considéré que, si l’intéressé n’est pas un partisan déclaré du maintien du régime en place, son comportement et les agissements de son parti et de ses milices n’ont cessé de le suggérer. Et ce n’est pas sa participation au Comité de Coordination nationale pour le Changement démocratique qui les a fait changer d’avis, le CCNCD accueillant dans ses rangs, à l’extérieur comme à l’intérieur, bien d’autres « opposants » aux discours ambigus. En tout cas, depuis son retour en Syrie, Mohammed Saleh Mouslim n’a rien fait, bien au contraire, pour favoriser la contestation d’un système dont une partie des Syriens ne veulent plus, mais dont il s’accommode pour sa part fort bien, puisqu’il lui a permis de se doter d’une véritable force militaire, à défaut d’une réelle « administration autonome ».
Pour l’heure, les deux parties font toujours preuve d’une relative retenue dans leur confrontation. Au pilonnage de quartiers kurdes à Hassaké, le PYD a répondu en procédant à l’arrestation de membres du Parti Baath, ossature de l’Armée de Défense nationale, dans des localités avoisinantes. De son côté, l’armée régulière s’est jusqu’ici abstenue de répliquer à la perte de certaines de ses positions par le moyen qu’elle utilise partout ailleurs dans de telles situations : en faisant donner son aviation et ses hélicoptères et en écrasant sous les bombes, éventuellement chargées de produits interdits, les quartiers et les populations en voie d’émancipation.
Cette modération, dont n’auront pas bénéficié les civils victimes des autres moyens de destruction, signifie que – pour le moment encore – Mohammed Saleh Mouslim n’est pas considéré comme un ennemi par Bachar al-Assad, encore moins comme un véritable « révolutionnaire »… un qualificatif que l’intéressé n’a jamais revendiqué dans le contexte syrien, mais comme un allié auquel il est parfois utile de « tirer l’oreille », ne serait-ce que pour redorer son blason.