Les urnes arrivent…
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Le troisième acte sur lequel le rideau s’est levé le 8 mai va mettre en présence, jusqu’au 3 juin, les trois candidats retenus pour la campagne électorale officielle, une étape aussi incontournable que délicate pour entretenir la fiction d’une élection concurrentielle.
Il n’est pas inutile de rappeler que, sous le règne du Parti Baath en Syrie, l’unique candidat à la fonction présidentielle n’a jamais fait campagne. Il n’a jamais eu d’adversaire, ni de concurrent, puisque un unique prétendant, désigné par le commandement régional du parti et confirmé par l’Assemblée du Peuple… où les membres du Baath étaient majoritaires, était proposé à l’assentiment du peuple par référendum. La même inexpérience caractérise les moukhabarat. Ils savent comment organiser des élections législatives ou municipales, sélectionner les candidats, les regrouper en listes, valider leurs programmes, contrôler leurs propos de campagne, faire élire ceux qui ont leur agrément, etc. Mais ils n’ont jamais encadré une campagne, qui plus est une campagne présidentielle, au cours de laquelle, pour faire vrai, des concurrents au vainqueur désigné doivent bénéficier d’un minimum de moyens et d’une certaine marge de manœuvre.
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Le problème est le même pour les trois candidats. Ce n’est pas sur la base d’un programme ni au terme d’une campagne que, en juillet 2000, Bachar al-Assad a été « élu » pour la première fois. L’unique argument qui lui a servi à cette occasion était sa filiation. Les Syriens appelés aux urnes – quand les urnes n’allaient pas à leur rencontre, dans leurs bureaux, pour prévenir le boycott… – n’avaient pas d’autre choix. La campagne de 2007 n’a guère été différente. Ce n’est pas Bachar al-Assad qui a mouillé sa chemise. Ses partisans s’en sont chargés, apposant partout des posters et des slogans à la gloire de leur chef, sillonnant à grand coups de klaxon les rues des villes ou invitant leurs habitants à veiller, boire du thé et danser la dabkeh sous les tentes censées faire office de sièges de campagne. Cette année, encore une fois, il a jeu gagné d’avance. Mais, de manière inédite, il doit faire semblant qu’il n’en est rien, et, pour gagner les voix des électeurs en évitant la mascarade, il sera contraint de justifier son bilan et d’exposer son programme.
Compte-tenu des conditions de sécurité, il sera alors confronté à un défi impossible. Une chose est de se montrer quelques minutes dans un lieu non annoncé à l’avance, dans le village reconquis de Ma’aloula, par exemple, ou d’aller faire subrepticement la prière de la fête dans une petite mosquée de la périphérie de la ville de Damas. Une autre est de participer à un meeting public programmé et ouvert au tout venant… Il peut évidemment refaire le coup de son discours du 6 janvier 2013, prononcé devant un parterre de fonctionnaires « enlevés » sur leur lieu de travail et convoyés par les moukhabarat sans savoir ce qui les attendait à la Maison al-Assad pour la Culture. Mais il ne peut actuellement se risquer très loin et dépasser les limites de la capitale, pour ne pas dire les murs du Palais du Peuple.
C’est pourquoi sa « campagne » risque de se limiter aux déclarations de soutien à sa candidature, auxquelles la conférence de presse du ministre de la Réconciliation nationale, le nationaliste syrien Ali Haydar, a ouvert la voie le 6 mai. En expliquant au bon peuple des zones encore contrôlées par le pouvoir pourquoi ils doivent voter pour le candidat déjà en place, ils le dispenseront de devoir exposer lui-même son bilan et de prendre des engagements différents de sa politique actuelle. Il pourra aussi faire confiance à ses partisans, qui continueront de défiler dans les rues des villes, à pied, à cheval et en voiture, pour réclamer sa réélection, au cri de « Bi-l-rouh, bi-l-dam, nantakhibak ya Bachar » (Avec notre esprit et notre sang, nous t’élirons ô Bachar) ! Il n’est pas exclu que leurs cortèges ou leurs rassemblements soient pris pour cibles par des bombes ou des obus « de provenance inconnue », alors même que, selon les observations d’activistes dans la capitale, leurs démonstrations de soutien en ont été jusqu’ici étrangement préservées. Le réalisme du scénario pourrait en effet l’imposer…
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Pour les deux concurrents de l’actuel président, qui ne seront – peut-être… – récompensés qu’après avoir tenu leur rôle dans cette comédie, le défi est périlleux. Puisqu’une confrontation télévisée à trois est totalement exclue, la position de Bachar al-Assad ne l’autorisant pas à une telle concession, et puisque des face-à-face sont à plus forte raison inenvisageables, c’est à eux qu’il reviendra d’animer la campagne et de lui donner son apparence démocratique. Mais ce sera à leurs risques et périls. Ils ne devront en dire et en faire ni trop ni trop peu.
Une fois leur programme électoral accepté par les moukhabarat, ils ne pourront improviser. Ils devront se garder de suggérer des idées et des initiatives que le futur président ne pourrait reprendre à son compte. Obligés de se différencier, ils ne pourront le faire qu’avec une précaution extrême, pour ne pas sembler critiquer les agissements et les décisions de Bachar al-Assad au cours de ses deux mandats. S’ils se risquent à franchir les bornes, s’écartant par trop de leur texte en imaginant que leur sélection en tant que candidat signifie que le régime est mûr pour la démocratie, ils connaîtraient tôt ou tard le sort de l’ancien député de Damas Mamoun al-Homsi. Arrêté le 9 août 2001, il avait été condamné à cinq ans de détention, progressivement dépouillé de tous ses biens et finalement contraint à l’exil pour avoir réclamé des réformes lors du Printemps de Damas. Ils devront se souvenir en tout temps que l’exercice auquel ils se prêtent est censé démontrer l’entrée de la Syrie dans l’ère de la démocratie, mais que celle-ci n’est que que virtuelle… et que la marge de liberté qui leur est concédée durant ce troisième acte sera supprimée pour revenir aux pratiques anciennes dès la fin du quatrième.
Pour des motifs de sécurité, les moukhabarat les empêcheront de faire campagne ailleurs que dans la capitale, où ils devront veiller à entourer leurs apparitions d’une certaine discrétion. Il est vrai qu’ils seront menacés, mais moins par les révolutionnaire ou les opposants que par les chabbiha et les menhebbakjis. Dans une habile répartition des rôles, ceux-ci seront laissés libres de leur montrer l’irritation que suscite « au sein du peuple », la prétention de ces traîtres à contester la présence de Bachar al-Assad à la tête de l’Etat et leur ambition de vouloir occuper une place à laquelle lui seul a droit.
Bien que des consignes de « neutralité » aient été données à la presse, ils n’auront qu’un accès limité – s’ils ont un accès tout court… – aux médias officiels, qui ne lésineront pas en revanche sur leur soutien au président-candidat. Accoutumés à n’être que des porte-paroles, quand ce n’est pas des thuriféraires du pouvoir en place, les journaux officiels auront de la peine à se conformer ce qui leur est aujourd’hui demandé. En réalité, journaux, radios et télévision craignent deux choses. Ils redoutent d’abord que les postulants à la présidence ne s’avisent d’utiliser ces tribunes pour tenir des propos iconoclastes, c’est-à-dire pour prendre leurs distances avec la ligne de fermeté absolue suivie par l’actuel chef de l’Etat vis-à-vis des « rebelles » et pour amorcer des ouvertures en direction d’une opposition que celui-ci se refuse à voir autrement que comme un ramassis de terroristes. Mais ils se méfient également de ceux qui exercent sur eux un contrôle constant, parce qu’il n’est pas certain que journalistes et moukhabarat placent au même endroit le curseur de la « neutralité ».
Les candidats pourront apposer dans la ville des affiches et des calicots arborant leurs principaux slogans, mais en nombre limité et en prohibant les « provocations ». Ils devront faire en sorte que leur taille ne dépasse pas celle de celui dont ils ne sont après tout que les faire-valoir. Ils pourront utiliser les nouvelles technologies de la communication. Mais ils devront se souvenir que, en Syrie plus que partout ailleurs, celles-ci ne présentent aucune garantie. Ils ne pourront parler librement ni sur leurs téléphones portables, ni dans leur correspondance électronique, tous deux étroitement surveillés. Leurs pages Facebook et leurs comptes Twitter pourraient être – et ils ont peut-être déjà été… à en croire le candidat Maher al-Hajjar – détournés à leur insu. De fausses pages et de faux comptes pourraient être créés en leur nom, par des supporteurs enthousiastes comme par des adversaires désireux de leur nuire. Des messages provocateurs pourraient être adressés aux citoyens en usurpant leur identité. Ils en seront malgré tout tenus responsables dans la mesure où leurs parrains auront besoin de faire pression sur eux.
Incapables de se déplacer en Syrie, y compris dans les villes relativement sûres, ils pourront y créer ou y dépêcher des comités de soutien, chargés eux-aussi d’entretenir la fiction d’une concurrence et un simulacre de débat électoral. Mais leurs membres seront exposés aux mêmes périls que ceux au profit de qui ils travaillent. Ils ne devront pas oublier que, pour les services de sécurité comme pour les adorateurs de Bachar al-Assad, ils feront figure de provocateurs, et qu’au lieu d’être considérés comme les partisans de concurrents dûment autorisés à celui à qui la victoire est réservée, ils seront assimilés à des ennemis de la Syrie et à des partisans des terroristes.
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Quant aux électeurs potentiels, tout indique qu’ils ne sont pas disposés à se laisser abuser par la mascarade qui leur est proposée. Ils n’accordent aucune crédibilité aux deux adversaires choisis par les moukhabarat pour donner la réplique au héros de la farce. La campagne que ceux-ci pourront mener n’y changera rien et ce n’est pas en fonction des idées et des thèmes qu’ils pourront développer que les Syriens se décideront à voter pour l’un d’entre eux, le 3 juin prochain. C’est du moins ce qu’on peut déduire, faute de tout sondage, du soutien ridicule apporté aux deux concurrents de Bachar al-Assad sur les différentes pages Facebook créées par eux ou pour eux depuis l’annonce de leur candidature. Sur les 6 pages à son nom, Hassan al-Nouri ne recueille que 320 notifications de soutien… en comptant les doublons. Et Maher al-Hajjar n’en recueille que 10 000 à cette heure sur sa page officielle… alors que, comme déjà signalé, rien ne garantit que les déclarations délibérément provocatrices qui contribuent à sa toute nouvelle notoriété émanent bien de lui.
A titre de comparaison, la page ouverte le 1er mars par des activistes pour « soutenir ensemble la candidature à la présidence de la Syrie du cheykh Ahmed Moazz al-Khatib », ancien président de la Coalition nationale, avait recueilli en 10 heures le soutien de plus de 40 000 de ses visiteurs…
(A suivre)