Les Syriens subissent depuis plus de deux ans et demi une répression extrêmement sanglante. Ils ont vu le régime en place à Damas utiliser contre les citoyens et les citoyennes aspirant à la liberté et à la dignité la totalité de son arsenal militaire et de ses moyens de défense, y compris des matériels et des produits internationalement prohibés. Ils se gaussent en public et en privé, en Syrie et à l’étranger, des débats, des états d’âme et de la procrastination dans lesquels se complaisent diplomates, politiques et militaires occidentaux, échaudés par l’évolution des « Printemps arabes », indifférents au sort des Syriens ou peu soucieux d’intervenir en Syrie.
Comme les résistants français durant l’occupation de la France par les nazis jadis, les révolutionnaires syriens ne se réjouissent guère à la perspective de voir leur pays prochainement bombardé par quelques uns de leurs amis, ses infrastructures civiles et militaires détruites et certains de leurs concitoyens perdre la vie à cette occasion. Mais ils considèrent aussi qu’il est inévitable d’en passer par là et de subir cette épreuve, non pas pour se débarrasser de ceux qui les oppressent, mais au moins pour leur interdire enfin de commettre à leur encontre des crimes injustifiables.
Ils ajoutent au passage que, si l’Occident s’était décidé plus tôt à adresser un avertissement sérieux à Bachar Al Assad et à son entourage – « Votre silence nous tue », slogan du vendredi 29 juillet 2011 – et n’avait pas fait la sourde oreille aux appels au secours que les révolutionnaires leur avaient lancés en vain durant des mois, réclamant successivement une « protection internationale » (vendredi 9 septembre 2011), « l’interdiction de survol » (vendredi 28 octobre 2011), une « zone protégée » (vendredi 2 décembre 2011) et un « soutien à l’Armée Syrienne Libre » (vendredi 13 janvier 2012), on n’en serait pas là aujourd’hui. Le régime aurait peut-être cherché une autre issue à la crise que l’escalade, et les jihadistes n’auraient pas fait leur apparition, avec le soutien initial des moukhabarat syriens, pour devenir un épouvantail commode et un prétexte utile à l’inaction des démocraties occidentales.
Mais, pour ce faire, encore aurait-il fallu que les Amis du Peuple Syrien admettent ce que chacun sait et pratique dans son entourage familial, social, professionnel et autre, à savoir qu’il est inutile, voire contreproductif, d’utiliser avec ses interlocuteurs un autre langage que celui qu’ils comprennent. La France et les Etats-Unis, en attendant d’autres partenaires, ont enfin décidé d’adresser au régime syrien un message clair. Ils veulent faire savoir à ses dirigeants que, en bombardant avec des armes chimiques leur propre population ils ont commis l’inadmissible et qu’ils ne doivent pas imaginer pouvoir de nouveau agir ainsi sans conséquence.
Il est donc grand temps de redire ici que, installés au pouvoir par une série de coups d’état militaires et maintenus en place grâce à des élections truquées et à l’omniprésence de leurs services de renseignements, les responsables du régime baathiste puis du régime assadien ne comprennent et ne pratiquent, avec leur propre population, avec leur entourage régional… et avec leurs « amis », que le langage de la force, de l’intimidation et de la nuisance. Ils résument cette disposition dans une posture qui constituerait, faute d’autres satisfactions, un motif de fierté et de légitimité aux yeux de leurs propres concitoyens : « la résistance et le refus ».
Comme tout Etat, la Syrie a le droit – elle ne peut d’ailleurs faire autrement – d’entretenir des relations avec ses voisins. Mais recourir, contre ceux qui refusent de se plier aux rapports de domination qu’elle tente de leur imposer, à des menaces verbales ou à des interventions directes dans leurs affaires intérieures est totalement inadmissible. De même, à l’intérieur de ses frontières, le régime syrien détient le monopole de la force légitime. Mais à condition que celle-ci soit véritablement légitime, et qu’elle ne se substitue pas au dialogue que tout Etat se doit d’entretenir avec ceux qui inscrivent leur action dans le stricte cadre de la Loi.
Il est entendu que, pour la France au moins, il ne s’agit pas aujourd’hui de supprimer Bachar Al Assad. Il n’est pas question pour elle de se substituer aux révolutionnaires syriens. Ils ne le demandent d’ailleurs pas. Ils tiennent à renverser eux-mêmes ce régime qui leur a été imposé, pour mettre en place avec l’ensemble de leurs compatriotes le système politique démocratique et pluraliste qui a leur préférence. Il s’agit uniquement de faire comprendre au président héritier et à son entourage qu’il sera désormais pour eux suicidaire de reproduire ce qu’ils ont déjà fait à des dizaines de reprises – le 24 août, l’Armée Syrienne Libre dénombrait 63 cas d’utilisation d’armes chimiques ou apparentées – et de continuer à violer les règles internationales de protection des populations, que les Etats démocratiques ne peuvent tolérer au risque d’être accusés de non-assistance à peuple en danger et de complicité de crime contre l’humanité.
S’il est suffisamment fort, un tel message sera compréhensible par Bachar Al Assad. Certes, il n’a pas l’habileté manœuvrière de son père. Mais il est animé par l’instinct de survie qui caractérise les despotes et il n’a pas de plus haute aspiration que de rester indéfiniment au pouvoir, quel que soit le coût de cette ambition pour sa population. Il ne peut envisager d’abandonner la tête du domaine – la Syrie… – que son géniteur lui a légué. Le message à lui adresser devra donc comporter les éléments suivants :
– un volet militaire, qui pourra se traduire pas des frappes ciblées sur les sites de missiles ayant procédé aux tirs meurtriers contre les agglomérations et sur d’autres emplacements – bases aériennes, aéroports militaires, héliports, sites d’artillerie… – directement impliqués dans la guerre menée par le régime contre la population ;
– un volet politique, qui pourra s’exprimer par une attaque contre un palais ou une résidence présidentielle, afin de sanctionner le donneur d’ordre, Bachar Al Assad, depuis longtemps délégitimé par les Syriens révoltés contre « le traitre qui tue son peuple » et écarté du cercle de leurs interlocuteurs potentiels par l’Union Européenne et les Etats-Unis ;
– un volet sécuritaire, qui se manifestera par le bombardement de sièges de services de renseignements, les moukhabarat, qui interdisent aux Syriens de mettre en doute la réalité de « la résistance et du défi » de leurs dirigeants, empêchent la défection des hauts fonctionnaires civils, des chefs militaires et des membres du Parti Baath, et mènent contre les opposants une lutte de tous les instants en recourant aux moyens les plus exécrables.
Seule une frappe cumulant ces différents éléments sera utile. Elle démontrera enfin à Bachar Al Assad, qui ne comprend que la force, qu’il est temps pour lui d’envisager ce qu’il refuse depuis mars 2011. Il doit admettre que les Syriens en quête de liberté sont des citoyens et non pas des sujets. Il doit reconnaître la légitimité de leurs revendications. Il doit engager avec eux les négociations sérieuses qui conduiront, non pas à la perte immédiate de son autorité, mais au transfert progressif du pouvoir des mains de ceux qui s’en sont jadis emparé aux mains de ceux auxquels les Syriens décideront de le confier.
En France et ailleurs, certains plaident depuis des mois pour la non-intervention et la préservation du statu quo. Ils ont tour à tour évoqué l’illégitimité d’une intervention, la laïcité du régime syrien, la sécurité qu’il apporterait aux minorités, la coopération contre les « terroristes islamistes » qu’il continue d’entretenir avec les Etats qu’il défie et auxquels il prétend résister, sa capacité de déstabilisation des Etats du Proche-Orient, les moyens de nuisance dont ils disposent contre nos intérêts dans la région et au-delà, le soutien que lui accordent des alliés russes et iraniens aussi résolus que nous sommes hésitants… Sur l’ensemble de ces points ils n’ont pas tort. Mais, en ignorant les aspirations à la liberté des Syriens, en réduisant la contestation à une conspiration menée par les Frères Musulmans, en repoussant continuellement les échéances, ils ont aussi contribué – et ils contribuent malheureusement encore – aux difficultés de toutes natures dans lesquelles se débattent aujourd’hui les Syriens.
Ils ont aussi joué contre nos intérêts. Ils ont refusé naguère de faire confiance aux aspirations citoyennes des protestataires. Ils se sont opposés à la fourniture à l’Armée Syrienne Libre des armes qui lui auraient permis d’aller de l’avant dans le changement de régime et de prévenir l’apparition des jihadistes. Ils se sont abstenus d’exercer sur le pouvoir syrien de véritables pressions et ils ont parfois continué à entretenir avec lui, sous le manteau, des relations secrètes… Pour faire entendre raison à Bachar Al Assad et aux autres dirigeants syriens, qui ont gagné en confiance du fait de notre temporisation et de notre indécision, notre pays est contraint de recourir aujourd’hui à des moyens infiniment plus sophistiqués, plus onéreux et plus destructeurs que ceux qui nous étaient réclamés il y a deux ans.
Puisque la décision a aujourd’hui été prise, rien ne serait pire, pour les Syriens comme pour nous-mêmes, que de nous donner bonne conscience en nous limitant à des frappes « symboliques ». Comme le déclarait hier le cheykh Ahmed Al Jarba, président en exercice de la Coalition Nationale des Forces de la Révolution et de l’Opposition Syrienne, en rendant compte à la communauté syrienne de Paris de l’entretien qu’il avait eu la veille avec le Président de la République, les Syriens n’attendent plus de nous que nous « tirions l’oreille » de Bachar Al Assad. Ils ont besoin, pour sortir de la tragédie à laquelle ils sont confrontés en partie par notre faute, que nous fassions des frappes annoncées quelque chose d’utile.
On ne devrait pas tarder à constater si, comme ses homologues Zinalabidin Ben Ali et Hosni Moubarak, le chef de l’Etat syrien est plus attaché à la vie qu’à son pouvoir, ou si, comme son ami libyen Moammar Qaddafi, il préfère se maintenir en place et continuer à défier ceux qui lui demandent de changer d’attitude, en prenant le risque de perdre la vie. Mais il se peut aussi que Bachar Al Assad, dont on ignore s’il dispose encore seul aujourd’hui de la capacité de décision en Syrie, choisisse une voie médiane, et, renonçant à la stratégie du chêne, courbe la tête comme le roseau en attendant que l’orage passe et en remettant son salut entre les mains de ses alliés traditionnels.
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