L’humaniste aime sa patrie, donc il aime le monde qui l’entoure. Michel Chiha aimait le Liban. C’est ce qui fait de lui un authentique politês (citoyen à la recherche du bien commun) et non un idiotês (individu replié sur soi).
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Rien n’est aussi ambigu que le concept d’humanisme tant il renvoie à des réalités culturelles contradictoires. Cette notion demeure, in fine, la réponse à une interrogation tragique : l’homme est-il le sujet ou l’objet de l’histoire ? L’homme est-il une personne unique, à la dignité inaliénable et à l’ipséité indépassable ; ou bien est-il un individu, marqué par une identité que lui confère l’héritage de la collectivité dans laquelle il est historiquement immergé ? L’humanisme d’aujourd’hui est le fruit de la sécularisation du christianisme qui a élaboré la notion de sujet et l’idée de progrès, mais qui a, aussi, mené à la divinisation de la société.
Jacques Maritain distinguait deux formes d’humanisme occidental : anthropocentrique et théocentrique. Le premier est annoncé dans le fragment de Protagoras d’Abdère « l’homme est la mesure de toute chose », et proclamé par le chœur de l’Antigone de Sophocle « entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme ». Henri de Lubac l’appelle « l’impasse de l’humanisme athée ». L’homme y est tellement présent qu’il n’y a plus de place pour Dieu. Apparu à la Renaissance, ce courant a produit au XVIIIe siècle un ego humain altruicide, jeté dans l’immensité d’un monde qui lui est étranger, en compétition belliqueuse avec l’ego divin. Leszek Kolakowski surnomme cette confrontation prométhéenne entre l’homme et Dieu : « Horreur métaphysique. »
Ce courant fut une réaction à l’humanisme théocentrique, l’homme est vu comme soumis, tel l’esclave, à un dieu en dehors duquel il ne peut être pensé. « Je suis un Dieu jaloux », proclame le monothéisme biblique. Cette conception radicale du judaïsme se retrouve dans l’islam, mais, également, à la scolastique médiévale qui voit dans la cité des hommes un projet sacral dont la finalité est de reproduire ici-bas une représentation figurative du royaume de Dieu.
C’est précisément cette problématique qui se trouve au cœur du dialogue si difficile entre l’univers mental de l’islam contemporain et la modernité occidentale profane. La conception de l’homme est radicalement polarisée, c’est ce que révèle le printemps des peuples arabes. Ces foules semblent chercher un « sujet » humain soulagé du poids d’un théocentrisme écrasant. En face, la culture occidentale persiste à camper sur l’humanisme anthropocentrique qui la caractérise. Telle est la problématique fondamentale du dialogue des cultures et des religions. Ce dialogue n’a pas pour objet la recherche de vérités dogmatiques partagées car il est, avant tout, un regard commun jeté sur l’énigme qu’est la personne humaine. Ce dialogue relève, par essence, de l’ordre politique. Un humanisme intégral et profane peut-il constituer une plateforme salutaire ?
C’est là que se situe l’intérêt du regard de Michel Chiha à la sensibilité orientale. Ses intuitions intellectuelles sont comme des prémonitions de ce qui agite le monde arabe aujourd’hui. En dépit de sa fidélité à la synthèse scolastique, il a toujours hésité à s’engager sur la voie d’un théocentrisme rigide pour qui « la personne désigne ce qui est le plus parfait dans toute la nature ». Son « humanisme intégral » n’est point polarisé car global, il tient compte des deux réalités ultimes de la vision du monde : Dieu et l’homme. Son engagement dans la vie publique n’a pas sa raison d’être dans une conception sacramentelle de la recherche du bien commun. Sa vision de l’homme n’est pas rousseauiste, elle ne réduit pas l’individu à une simple unité de la communauté politique.
Chiha est conscient de la puissance du destin qui préside à tout, de cet « antique fatum qui est, à la fois, fatalité et providence, deus fatum et bene placitum » (J. Salem). Comme dans l’Énéide de Virgile, le vouloir supérieur qui écrase l’homme est, aussi, le générateur du devenir historique, et le garant de ses réalisations. L’histoire n’est pas le devenir qui brise les chaînes du fatum : elle le métamorphose. Ainsi, le destin passif et subi se transforme en destinée assumée et construite. Rien n’est aboli, mais tout devient différent grâce à la liberté constitutive de l’homme, sa capacité créatrice, son inventivité et son audace. L’histoire est ainsi envisagée « comme marche de l’avènement d’un ordre articulé ». Cet ordre, tout en participant à celui du cosmos, n’en constitue pas moins un ordre de l’homme qui, par son habileté, parvient à maîtriser, grâce à sa corporéité, les forces du chaos.
Ainsi l’ordre politique trouve son fondement dans cette pulsion d’urbanité qui, jadis, poussa le « pieux Énée », parvenu au bout de ses pérégrinations, à creuser le premier sillon de la ville de Rome. La pierre angulaire d’une telle fondation n’est pas la nécessité naturelle, mais l’homme lui-même dans la plénitude de son corps, de son âme et de son esprit.
C’est précisément cela que préconise la récente Exhortation apostolique signée par le pape Benoît XVI au Liban. Au palais présidentiel de Baabda, le discours du pape Ratzinger a clairement appelé à une révision déchirante des conceptions traditionnelles des liens qui marquent l’homme, y compris les liens religieux. Il a préconisé une culture de la paix dans un renouveau de l’ouverture à la transcendance au nom de la dignité constitutive de l’homme. Benoît XVI a appelé cela « le sceau du divin, la marque de Dieu » en l’homme.
Cet humanisme intégral et renouvelé se laisse deviner en filigrane dans les écrits de Michel Chiha. L’homme n’y est pas enfermé sur lui-même, ni en compétition permanente avec un arbitraire divin. Par son ouverture à la transcendance, l’homme se réconcilie avec lui-même, laisse derrière lui ses propres aliénations et jette un regard neuf sur le monde. Il va paisiblement et sans crainte vers l’autre, vers tous les autres. Cette réconciliation moderne avec la transcendance est la grande nouveauté qui devrait constituer une plateforme de dialogue avec la culture arabo-musulmane en pleine turbulence.
Dans un monde globalisé, la culture arabo-musulmane ne peut pas s’identifier à l’humanisme unipolaire (anthropocentrique ou théocentrique) de la tradition chrétienne. Elle cherche sa voie dans les violences du printemps arabe. L’humanisme intégral est son partenaire naturel et privilégié. Pour se déployer pleinement, cet humanisme intégral a besoin d’un cadre, celui de la ville qui rassemble toutes les diversités au sein d’un vivre-ensemble de chacun avec tous et non seulement dans le cadre d’une coexistence entre groupes aux identités multiples.
Ainsi l’ordre politique n’est pas celui d’une chefferie tribale, il est d’abord un ordre urbain, celui de toute patrie, régie par la règle du droit et gouvernée selon la loi. Cette double exigence est la préoccupation de Chiha le constitutionnaliste car, en bon humaniste, il sait que tel est l’objet de la Constitution de la cité qui, aux yeux d’Aristote, est antérieure à la famille et à chacun, tant « un homme par nature est avide de guerre » (Aristote).
Par la rédaction de la Constitution libanaise, Michel Chiha est allé jusqu’au bout de son humanisme. Il a, symboliquement, imité le geste d’Énée qui creusa le premier sillon de la ville de Rome. C’est ainsi que la liberté humaine est en mesure de métamorphoser l’antique fatum qui nous écrase. C’est alors que l’immuable beneplacitum acquiert sa forme suprême, à savoir cette pax deorum qui, tout à la fois, cautionne l’ordre du cosmos et celui de l’homme.
L’humaniste, comme Michel Chiha, n’est point un idéaliste rêveur. C’est un réaliste qui, en permanence, se préoccupe du monde à partir d’un lieu donné. La dimension universelle de son esprit et de son âme est un mouvement centrifuge qui s’épanouit à partir de sa ville et de sa patrie. L’humaniste aime sa patrie, donc il aime le monde qui l’entoure. Michel Chiha aimait le Liban. C’est ce qui fait de lui un authentique politês (citoyen à la recherche du bien commun) et non un idiotês (individu replié sur soi).
Tel est le message de l’humanisme intégral et profane qui tend la main à notre modernité qui cherche sa voie.