L’unique leçon qu’on peut tirer des récentes élections présidentielles françaises se résume en deux mots : « paix et démocratie ». La société française a paru pacifiée à travers les images que tout le monde a pu voir. Le jeu démocratique de l’alternance est accepté comme paramètre fondamental de l’identité de la vie publique. Aujourd’hui on gouverne, demain on est gouverné, et on accepte cela avec sérénité et fair-play. On se soumet à la volonté du suffrage universel sans vociférations ou imprécations, sans crier au complot planétaire, sans menaces, sans occupation des villes, sans paralysie de la vie publique, sans barrages ni barricades, sans expédition armée punitive contre un camp politique ou une communauté religieuse différente de la sienne, sans incitations à la haine, sans ukases ni diktats télévisuels téléguidés et bénis par l’étranger, sans la vulgarité obscène et la grossièreté de voyou qu’adopte le discours politique. Bref, l’alternance s’est faite paisiblement en France car telle est une civilisation qui accepte de s’épanouir dans une cité fondée sur la règle du droit et gouvernée selon la loi.
Dans une récente interview parue dans ces colonnes le 5 mai 2012, Ali FAYAD, homme de grande culture, intellectuel éminent et responsable du Hezbollah, ne cite pas une seule fois ces vocables essentiels : droit-loi-paix-démocratie. Sa réflexion est extrêmement importante et mérite largement qu’on s’y arrête. Il commence par faire le constat que la « résistance fait désormais partie de l’identité libanaise ». Par « résistance », Ali FAYAD fait référence, non à un comportement naturel inscrit dans les gènes de toutes les créatures du règne animal, y compris l’homme, et qui traduit simplement l’instinct de survie ; mais plutôt à l’identité d’un groupe particulier, celui des siens, qui s’arroge unilatéralement le droit abusif de monopoliser l’usage de la force et de se considérer comme seul nanti de la mission, quelque peu sacrée, de défendre un territoire en usant de la force armée comme bon lui semble. Une telle conception, qui érige un groupe de libanais en une caste aristocratique militaire imposant sa volonté au reste de la population, est contraire au principe d’égalité en droit et en dignité de tous les citoyens. Elle ne peut être discutée, elle doit être rejetée sans ménagements car elle ne peut faire l’objet d’aucune forme de consensus. Personne ne peut accepter, en 2012, de retourner vivre au Moyen-Age voire aux époques barbares où une telle discrimination était chose commune.
Ali FAYAD développe un second argument portant sur le Tribunal Spécial pour le Liban qu’il considère comme anti-constitutionnel et faisant l’objet d’un clivage entre libanais. Alexis de Tocqueville a déjà répondu, il y a deux siècles, à cet argument dans De la Démocratie en Amérique. Sans justice il n’y a point d’Etat. Sans la possibilité d’une justice humaine, la notion même de contrat social demeure vaine. Justice ou raison d’état ? Tel serait plutôt l’enjeu auquel renvoie l’argumentaire d’Ali FAYAD. Rien n’oblige, en principe, un individu à se laisser gouverner sinon la conviction que l’union est bénéfique à tout un chacun et qu’elle ne saurait exister sans un pouvoir régulateur. J’obéis à l’Etat et j’accepte de lui transférer mon instinct de vengeance dans la mesure où il rend la justice. La justice est un principe non négociable, c’est la borne du droit des peuples. « Quand je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain. » (Tocqueville) C’est là où résident la légitimité du TSL ainsi que sa raison d’être : la justice au Liban est hypothéquée par la raison d’un Etat tenu en laisse par des forces de facto qui sont au service, non de la recherche du bien commun mais des intérêts géostratégiques de puissances régionales.
Ali FAYAD évoque ensuite les divergences quant aux relations libano-syriennes. Il les voit, ainsi que les siens, du seul point de vue géostratégique. D’autres sont libres de voir dans l’actuel régime syrien un « ennemi politique » dans la mesure où une telle notion indique toujours une collectivité, hors des frontières nationales, qui refuse de vous reconnaître une existence autonome. L’ennemi politique n’est point personnel et ne peut faire l’objet d’investissement émotif ni en haine ni en amour.
Toute intéressante qu’elle soit, l’interview d’Ali FAYAD est révélatrice d’un fait regrettable mais qui explique l’impossibilité actuelle de trouver un consensus entre citoyens libanais. Comme la plupart de ses concitoyens, Monsieur FAYAD ne semble pas accorder une importance suffisante au fait élémentaire que l’homme libre s’honore d’une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité. C’est pourquoi son interview reflète le point de vue d’une faction particulière et ne peut faire l’objet d’un consensus général.
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* Beyrouth
L’Orient-Le Jour, « Echos de l’Agora », vendredi 11 mai 2012, p.5