Par CHRISTOPHE AYAD
C’est autant un texte littéraire qu’un témoignage. Depuis le début de la révolution syrienne, le 15 mars, la romancière Samar Yazbek a été arrêtée à cinq reprises par les moukhabarat, les redoutés et omniprésents services de renseignements, fers de lance d’une répression qui a fait plus de 2 000 morts et des dizaines de milliers de blessés. Au cours d’un de ces «séjours» forcés dans un centre d’interrogatoire, l’écrivaine a eu droit à une visite des geôles où sont détenus et torturés les jeunes manifestants. C’est ce qu’elle raconte dans Voyage au bout de l’enfer, le texte inédit en France que publie aujourd’hui Libération (ci-contre), où elle décrit le choc de la découverte de ces corps suppliciés, privés de lumière, de soins et de nourriture, exposés par leurs geôliers tels des tas de viande à l’étal. Leurs visages sont méconnaissables tellement ils ont été battus, tout leur corps est strié de plaies sanglantes.
Secret. Outre les morts et les blessés par balles, la Syrie compte des dizaines de milliers de détenus, dont 3 000 sont tout simplement portés disparus. Ils ont été enlevés chez eux, dans la rue ou au cours d’une manifestation, incarcérés, interrogés au secret. Peut-être sont-ils morts. Leurs familles ne savent rien. Parfois, ils ressortent sans savoir pourquoi, pour l’exemple probablement. Beaucoup décèdent des suites des tortures qui leur ont été infligées. Pourquoi Samar Yazbek y a-t-elle échappé ? Pourquoi s’est-on «contenté» de lui montrer ce que les autres subissent, la laissant rentrer chez elle, là où tant d’autres sont suppliciés ? Parce qu’elle est, à 41 ans, l’un des écrivains syriens les plus connus et talentueux : auteure de quatre romans (dont l’Odeur de la cannelle, bientôt traduit en français) et d’un recueil de nouvelles, elle a écrit pour le cinéma et la télévision.
Il y a une autre raison à cette toute relative indulgence : elle appartient à une grande famille de la communauté alaouite, cette branche dissidente du chiisme, tout comme le clan familial du Président, Bachar al-Assad. Or, miser sur le complexe obsidional de sa communauté (qui regroupe 10% des Syriens, tout comme les chrétiens, face à 80% de musulmans sunnites) semble être la dernière carte que peut encore jouer le président syrien, qui s’est toujours entouré de proches parents, tous alaouites bien sûr.
«Traître». C’est ce qui a valu à Samar Yazbek de pouvoir ressortir, après chaque arrestation, des centres d’interrogatoires où elle a été emmenée les yeux bandés et sans ménagement. Faute de la convaincre de dénoncer la révolution, dans laquelle l’écrivaine est très engagée, il s’agissait de l’effrayer, la briser moralement. Mais elle n’a pas changé d’avis, au contraire. Alors se sont multipliés les tracts anonymes la qualifiant de «traître», distribués dans son village natal de Jibla, les menaces de mort, la calomnie sur Internet. Après être passée dans la clandestinité, elle a préféré quitter la Syrie pour Paris début juillet, du moins pour quelque temps. Mais elle ne se considère pas en exil. Au contraire, elle vit les événements au jour le jour, heure par heure. Et donne avec ses mots une voix à ceux qui meurent en silence.