Chaque année, le 15 mai, les Palestiniens du monde entier commémorent la “Nakba”, c’est-à-dire le “désastre” qu’a constitué l’exode forcé de centaines de milliers de Palestiniens, empêchés de regagner leurs villages par les autorités du nouvel Etat d’Israël, au lendemain de la guerre de 1948, et de ce fait condamnés à s’installer là où on voulait bien les accueillir. Pour marquer cette catastrophe, des centaines de manifestants palestiniens et syriens venus des villes et villages des alentours se sont rassemblés cette année sur le plateau du Golan, d’où ils ont tenté de pénétrer dans la partie occupée par Israël. L’armée israélienne a ouvert le feu, faisant au moins 6 morts et plusieurs dizaines de blessés.
(Yaron Kaminsky / Associated Press)
Cette réaction et ses résultats dramatiques étaient prévisibles. Ils étaient même recherchés par les autorités syriennes.
Depuis l’accord de désengagement conclu entre Damas et Tel Aviv, en 1975, la Syrie a mis un point d’honneur à ne laisser s’approcher personne de la ligne de démarcation. Pour accéder à la zone démilitarisée, dont la surveillance est assurée avec l’aval des autorités syriennes par des observateurs de la FNUOD (Force des Nations Unies d’Observation du Désengagement), il est nécessaire de solliciter à chaque fois un laissez-passer auprès des services de renseignements syriens. Cette formalité est longue et aléatoire. Elle peut parfois requérir plusieurs semaines. Elle ne souffre aucune exception. Le sésame en poche, il faut subir sur l’ensemble des voies d’accès, avant de pénétrer dans la zone sous surveillance internationale, plusieurs contrôles des services de sécurité syriens.
Syriens et Palestiniens savent depuis longtemps ce qu’il en coûte de tenter de s’aventurer sans autorisation sur ces lieux. Avant de pouvoir s’approcher des barrières de sécurité, ils ont toutes les chances d’être interpellés. Ils sont alors remis à la branche Palestine des services de renseignements de l’armée de terre, où ils sont soumis à d’ignobles tortures, avant de croupir dans des conditions épouvantables durant des années, avec ou sans jugement, pour avoir “mis en péril la sécurité de la Syrie”.
Si les manifestants palestiniens et syriens, légitimement soucieux de soutenir le droit au retour de ceux qui ont jadis été expulsés de leurs maisons et de leurs terres, ont pu cette année entrer dans le périmètre interdit, via Aïn al Tineh, avant de s’attaquer à la barrière de sécurité qui sépare ce village de Majdal Chams, au nord du secteur occupé, c’est de toute évidence avec l’aval, si ce n’est avec les encouragements et le soutien logistique des autorités syriennes. L’opération avait été soigneusement organisée, puisque, selon un habitant du village de Hadar situé à proximité, des journalistes et des cameramen syriens, eux aussi soumis à autorisations préalables, se trouvaient sur les lieux…
On peut donc affirmer que, tablant sur l’enthousiasme et la mobilisation légitime des manifestants, et sachant par expérience que l’armée israélienne ne reculerait devant aucun moyen pour s’opposer aux tentatives de franchissement des barrières de sécurité, les autorités syriennes les ont délibérément exposés à la mort. Elles entendaient ainsi démontrer à leur voisin, mais aussi à l’ensemble de la communauté internationale, qu’il ne fallait pas prendre à la légère les affirmations du chef de l’Etat, héraut de la “résistance” à Israël. Elles entendaient leur démontrer aussi que les propos récemment formulés par l’homme d’affaires Rami Makhlouf, cousin du président Bachar Al Assad, qui avait lié la stabilité d’Israël à la stabilité de la Syrie, n’étaient pas des paroles en l’air. En laissant passer les manifestants, pour ne pas dire en organisant leur passage, elles ont voulu donner un avant-gout des défis auxquels pourrait faire face l’Etat d’Israël, au cas où, insuffisamment soutenu par la communauté internationale, Bachar Al Assad serait amené à capituler devant la volonté populaire.
Cette leçon ne surprend guère de la part d’un régime qui démontrait le même jour à Tall Kalakh, comme il l’avait fait auparavant à Daraa, Homs, Lattaquié, Banias et en de multiples autres lieux, le peu de cas qu’il fait de ses propres citoyens. L’importance de ce message suffisait à justifier à ses yeux le sacrifice de quelques vies humaines.
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