Après plus de deux ans d’effervescence et de convulsions continues, les passions se sont quelque peu assagies. Les Libanais semblent résignés à l’idée qu’ils doivent s’installer durablement dans la crise et commencent à sombrer dans l’apathie typique de ceux dont l’âme a été définitivement brisée par les malheurs.
Leurs chefs communautaires ont beau continuer à proférer leurs invectives et les perroquets à les répéter en écho, ils n’en ont plus cure. Bien sûr, des « spécialistes » en tout genre sont toujours disponibles pour déverser quotidiennement leurs analyses logorrhéiques sur les infimes méandres de la crise et les moyens d’en sortir, mais le « charme » semble définitivement rompu et le désenchantement est total.
Longtemps ils ont rêvé du « tribunal » comme d’un messie qui viendrait rétablir la justice sur une terre engorgée du sang des crimes restés impunis, voire d’une expédition punitive qui déracinerait à la faveur d’un hypothétique « Chapitre Sept » et une fois pour toutes les sources du mal, mais l’attente s’est petit à petit transformée en lassitude, et l’angoisse a fini par supplanter l’espérance.
Pendant un moment, ils ont aussi caressé l’espoir qu’un « dialogue civilisé » entre leurs chefs de clans permettrait de reconstruire un semblant de consensus redistribuant les miettes d’un pouvoir étatique exsangue, mais c’était sans compter avec l’ampleur des phobies et des haines irréductibles.
L’affaire est donc entendue. Les acteurs locaux redécouvrent leur impuissance après avoir innocemment cru que les foules pouvaient, par leur ampleur et par l’intensité de leurs incantations, balayer leurs adversaires. Les vociférations d’un Nasrallah, les invectives d’un Joumblatt, la mine éplorée d’un Hariri, la satisfaction sotte d’un Aoun et la forfanterie d’un Geagea n’impressionnent plus aujourd’hui que leurs proches fidèles.
Les Libanais semblent maintenant boucher les oreilles pour ne plus avoir à entendre ces platitudes nauséabondes. Ils vaquent ailleurs à leurs occupations, un ailleurs de plus en plus lointain et attendent qu’un nouvel épisode de leur histoire chaotique soit une nouvelle fois écrit par les puissances tutélaires.
Les acteurs régionaux, répartis désormais dans deux camps antagonistes, découvrent chaque jour les limites de leur propre impotence. Partagés entre une lutte panislamique éternelle et sans issue, d’un côté, et la tentation d’une reddition palliative à une paix impossible, de l’autre, ces deux camps occupent le terrain en se livrant à des gesticulations oiseuses qui ne servent qu’à remuer du vent.
En dernier recours, il reste la seule véritable grande puissance. Embourbée jusqu’au cou dans un conflit qui tourne au cauchemar par l’accumulation d’erreurs d’une administration d’une rare idiotie, elle est loin de pouvoir imposer ses conditions aux despotismes locaux. Bien au contraire, ces derniers s’en retrouvent ragaillardis et redoublent de véhémence comme pour prouver à posteriori à leurs victimes que leurs politiques criminelles se sont avérées payantes.
Les Grecs anciens avaient recours au subterfuge théâtral d’un deus ex machina pour dénouer les crises les plus inextricables. Depuis ces temps glorieux, les dieux ont cessé d’intervenir dans la vie des hommes.
Les Libanais, de leur côté, ont appris à ne plus croire aux miracles. Et pourtant, ils continuent à espérer l’intervention d’un deus ex machina salvateur. C’est, peut-être, le seul moyen qui leur reste pour conjurer les malheurs à venir.