C’est bientôt l’heure de la prière à Qom, ville sainte des chiites iraniens (160 km au sud de Téhéran), et le grand ayatollah Youssef Saanei est pressé. D’un geste impatient de sa canne, il accélère le rituel du thé, arrange prestement les plis de sa robe et, abrégeant les politesses d’usage, se lance : « La République islamique a fait plus de progrès du temps de l’imam Khomeiny – Que son âme repose en paix – que récemment ! Nous n’aurions jamais dû nous retrouver avec l’équipe actuelle. C’est un signe que nous nous sommes éloignés des buts réels de la révolution et de l’imam. Les gens cultivés en souffrent et sont sans espoir. » Et, rompant avec le style docte et alambiqué qui sied en général à l’un des plus respectés des quelque 14 grands ayatollahs de Qom, Youssef Saanei, sans jamais le nommer, dresse une critique acérée du président Mahmoud Ahmadinejad.
Il parle de « démagogie », d' »incapacité », de « promesses économiques non tenues », ironisant même, à propos de la future et impopulaire augmentation du prix de l’essence en Iran : « On m’avait promis, comme à chaque Iranien, d’apporter l’argent du pétrole jusqu’à ma table. Au lieu de cela, « ils » sont en train de me le prendre dans le réservoir de la voiture ! » Il parle encore de « droits de l’homme et de la femme » qui « progressaient » avant le nouveau gouvernement. Enfin et surtout, il parle du dossier nucléaire.
Manifestement, si cet ancien compagnon de l’ayatollah Khomeiny – qui, avant d’évoluer vers des positions modérées, fut l’implacable procureur des tribunaux révolutionnaires – se montre à découvert, à près de 80 ans, c’est que l’heure est grave à ses yeux. Et s’il prend la précaution d’expliquer que « les slogans sont, ici, comme aux Etats-Unis, à usage intérieur », il n’en montre pas moins qu’il est préoccupé par les diatribes très dures du président Ahmadinejad : « Les slogans, ils ne s’en rendent pas compte, c’est mauvais pour l’image de l’Iran. Plus il y en aura, plus cela compromettra la situation. Nous n’avons rien à gagner à être isolés et, tout autant qu’une attaque aérienne américaine, de nouvelles sanctions seraient une catastrophe. »
Pense-t-il, dans un tel contexte de crise, qu’organiser une conférence gouvernementale sur la réalité de l’Holocauste, il y a quelques mois à Téhéran, a aidé l’Iran ? « Il ne faut jamais faire aux autres ce que l’on n’aimerait pas que l’on nous fasse, enseigne le Coran, dit-il sarcastique. L’Holocauste, c’est de l’Histoire ; va-t-on changer l’histoire des nations ? Je ne vois pas pourquoi le gouvernement s’est lancé là-dedans. Aimerions-nous, nous, un Congrès sur notre histoire ? Non, tout cela est très mauvais pour l’islam et pour l’Iran ! » Puis, debout déjà, il se lance dans un panégyrique de l’ancien président, le pragmatique Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, dont la réputation a été entachée par des soupçons de corruption, mais qui vient d’être réélu en force à l’Assemblée des experts, un rouage essentiel du régime : « Une campagne de calomnies l’a empêché d’être élu président, mais lui seul pourra tirer le pays de ce mauvais pas. » Le temps de s’inquiéter de ce que Bruxelles pourrait un jour cesser de qualifier de « groupe terroriste » les Moudjahidins du peuple, dissidents armés réfugiés en Irak, dont le régime craint qu’ils ne soient utilisés par les Américains pour déstabiliser le pays – car « terroristes ils sont et ils demeurent, même repentis » – et il s’en va. La prière n’attend pas.
Un cas isolé, le grand ayatollah Saanei ? Il reflète, nous explique, en privé, un professeur d’un séminaire coranique, l’opinion de nombreux jeunes mollahs cultivés de Qom et d’une majorité des grands ayatollahs.
« Le courant n’est pas passé jusqu’ici avec (Mahmoud) Ahmadinejad dont le soutien à Qom se résume à l’ayatollah intégriste Mesbah-Yazdi, deux ou trois autres et quelques fondations radicales. Beaucoup de grands ayatollahs, comme Mousavi Ardebeli ou Saanei, sont mal à l’aise avec le « populisme religieux » du laïque Ahmadinejad et les tensions qu’il crée au sein du régime et de la société. Ils préféraient l’ancien président Rafsandjani, un religieux cultivé, mais surtout un pragmatique plus adapté aux situations de crise. » Et il ajoute : « A part quelques-uns, ils ne veulent pas un changement profond, mais un gouvernement plus ouvert. Ils craignent que cette politique d’intransigeance, menée au nom de la religion, n’affaiblisse le pays et ne finisse par nuire à l’islam et à tout le système, qui pourrait à la longue basculer. »
DÉCLARATION REMARQUÉE
De fait, bien que malade, l’ancien dauphin de l’ayatollah Khomeiny, le grand ayatollah Montazéri (considéré comme dissident et écarté au profit de l’actuel Guide suprême de la révolution, l’ayatollah Khamenei) a fait une déclaration remarquée il y a quelques semaines sur le nucléaire. « Nous disons « Mort à l’Amérique », mais les Etats-Unis sont une puissance avec des moyens importants (…) Il ne faut pas la provoquer, a-t-il dit. Tous les jours on répète : « C’est (la technologie nucléaire) notre droit ». Mais on peut obtenir un droit sans créer de problèmes et sans donner des prétextes aux autres. »
Quant au mollah Fazel Meybodi, chargé des publications de l’université pilote Mofid, à Qom, où étudient plus de 1500 élèves, il a envoyé une note au journal Ettemad-e-Meli pour mettre en garde le système éducatif. Il y explique, nous a-t-il raconté, qu’en Iran « il y a 30 000 élèves drogués, un grand nombre de jeunes que la misère contraint à abandonner leurs études, mais certains responsables sont inconscients de ces difficultés et, au nom de la religion, se perdent en arguties stériles sur la couleur de la barbe de Mahomet. » Et de conclure : « N’est-ce pas aussi humiliant, pour l’image de l’islam, que les caricatures danoises du Prophète ? »
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