Ces riches fils et filles de mollahs, de pasdarans, de ministres et de diplomates passent leur vie à jouir de ce qui est interdit aux autres
Fête, luxe et excès. Sasha Sobhani, 35 ans, fait partie de ces rejetons de l’élite iranienne, tendance têtes à claques, surnommés les « aghazadeh », « les nobles ». Dans un pays qui compte plus de millionnaires que l’Arabie saoudite et dont la moitié de la population a moins de 35 ans, ils incarnent l’autre visage de la jeunesse iranienne. Mais, à leur manière, ils défient aussi la République islamique, et cela à la barbe des mollahs. Leur goût pour les plaisirs occidentaux est aujourd’hui dans le collimateur du régime. Sobhani a dû fuir l’Iran. Ses camarades de débauche se font, eux, plus discrets, conscients que leur style de vie, longtemps toléré, est devenu passible de prison.
Insolent ou inconscient, Sasha, l’influenceur aux 4 millions de followers, s’affchait avec Ahmadinejad aussi bien qu’avec des bimbos Instagram est la vitrine de sa réussite : bling et gonflée. Fils d’ambassadeur ayant grandi au Venezuela, Sobhani faisait déjà partie du compte « Rich Kids of Tehran », où s’exhibe la jeunesse privilégiée de la capitale. En 2018, accusé de pornographie parce qu’il se serait photographié avec une femme nue, le jet-setter se réfugie en Turquie puis en Europe, où il devient chanteur de reggaeton. Alors que, depuis janvier, sept manifestants ont été pendus pour avoir soutenu les Iraniennes, Sobhani explique depuis son exil doré qu’il est trop dangereux pour lui de prendre parti.
Certains enfants gâtés osent critiquer le régime au risque de « tuer le père »
Avec vingt-quatre heures de retard, Sasha Sobhani fait son apparition en pyjama de soie Dolce & Gabbana, Rolex en or au poignet, mine chiffonnée. Le rappeur influenceur de 35 ans reçoit, après une nuit manifestement trop courte, dans sa villa d’une banlieue cossue de Madrid. Sur le parking, une Lamborghini voisine avec un van Mercedes aménagé en carré VIP, spotlights au plafond et banquettes en velours. Au sous-sol, une discothèque où le maître des lieux organise de folles soirées qu’il partage abondamment avec ses 4 millions de followers sur Instagram.
Filles en Bikini, champagne à gogo et virées en jet privé, une « vida loca » qui donne des palpitations aux dirigeants de la République islamique. Car Sasha Sobhani est un pur produit du système : le fils d’un diplomate bon teint qui l’a publiquement renié à la télévision. L’incarnation, jusqu’à la caricature, de cet Occident décadent que le régime vomit à coups de slogans usés depuis quatre décennies. « Netflix rêve de faire une série inspirée de ma vie », soupire le trublion faussement blasé par ce cocktail détonnant de religion, de scandales et de drames familiaux.
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« La République islamique, c’est le bal des hypocrites : même les ministres et les généraux boivent de l’alcool et fréquentent des prostituées » Sasha Sobhani
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Sasha Sobhani a grandi loin de l’austère carcan imposé par les mollahs, entre le Gabon et le Venezuela où son père exerçait les fonctions d’ambassadeur. Après le rappel de ce dernier à Téhéran, le fils est autorisé à poursuivre ses études à Caracas, entre deux virées avec le rejeton du président Chavez. Certains le soupçonnent d’avoir mis à profit cette amitié pour blanchir l’argent du pétrole iranien à l’origine de sa fortune – ce que l’intéressé dément, affirmant avoir fait de judicieux investissements dans l’immobilier et les cryptomonnaies. Mais ses frasques, documentées par les services secrets iraniens, photos à l’appui, embarrassent en haut lieu. En 2013, l’enfant terrible est sommé de rentrer au pays.
« Au début, c’était agréable, se souvient-il. La République islamique, c’est le bal des hypocrites : même les ministres et les généraux boivent de l’alcool et fréquentent des prostituées. » Le tout, résume cet observateur aux premières loges, « c’est d’avoir les codes ». En clair : disposer d’argent et d’entregent, le double sésame pour naviguer en zone grise. Lui ne manque ni de l’un ni de l’autre. Le jour, il pose tout sourire aux côtés du président ultraconservateur Ahmadinejad ou de l’ancien ministre des Affaires étrangères Zarif, écume restaurants et salles de sport branchés. La nuit, il organise des raves, courues par la jeunesse dorée du nord de Téhéran, dans une villa louée en cachette de son père, ce qui lui vaudra de devenir l’un des héros du compte Instagram « Rich Kids of Tehran ». Un concentré de « pool parties », de nez refaits et de voitures de sport, présenté comme un doigt d’honneur aux mollahs – dans un pays où 40 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté.
Sasha Sobhani affirme que ces soirées à répétition ont fini par lui valoir aussi… une arrestation. Les réseaux sociaux, armes à double tranchant, donnent une tout autre version : lors de vacances à l’étranger, il aurait publié une vidéo dévoilant en arrière-plan une femme nue allongée sur un lit. Une ligne rouge pour la République islamique qui, si elle tolère que ses élites s’offrent discrètement du bon temps, ne pardonne pas ce genre de provocation. De retour en Iran, Sobhani aurait été interpellé pour pornographie, charge passible de la peine de mort. Libéré sous caution, il rallie clandestinement la Turquie par les montagnes sans attendre son procès.
Désormais réfugié en Espagne, le fugitif n’en a pas fini avec la justice de son pays. En janvier 2021, il est brièvement arrêté par Interpol à la demande de Téhéran qui l’accuse de blanchiment d’argent, via des sites de paris en ligne, et de trafic d’êtres humains. « Ils ont inventé des charges suffisamment lourdes pour réclamer mon extradition, se défend-il. En réalité, je suis un symbole à abattre. On doit jouer aux fléchettes avec mon portrait dans les commissariats d’Iran… » L’un de ses camarades, Milad Hatami, un influenceur, également en lien avec des sites de paris en ligne, a récemment connu une chute vertigineuse. Depuis la Turquie, où il s’était exilé, le golden boy avait coutume de s’exhiber entre bimbos et liasses de billets. Il est réapparu en pyjama de bagnard devant un tribunal de Téhéran, tête basse face à ses juges, les preuves de sa vie dissolue projetées sur grand écran. La demande d’extradition de Sasha Sobhani est pour l’instant gelée, mais la justice espagnole n’a pas clos le dossier. « Me renvoyer en Iran serait signer mon arrêt de mort, insiste-t-il. Le simple fait de m’être converti au christianisme – il montre la croix tatouée sur sa nuque – suffit à m’envoyer à la potence. » Il y a deux ans, une voiture piégée a explosé aux portes de son domicile madrilène. Depuis, il déménage régulièrement. Par mesure de sécurité, le rappeur a également renoncé à faire la fête à Istanbul, ce nid d’espions. Lors de ses déplacements en avion privé, il s’impose de coûteux détours pour ne pas pénétrer l’espace aérien iranien. Pas de quoi faire pleurer dans les chaumières. Car Sasha Sobhani a réussi la prouesse de cristalliser à la fois la haine du régime et celle de ses opposants qui voient en lui l’archétype de l’« aghazadeh », ces enfants gâtés jouissant des privilèges de leur caste pendant que la population est asphyxiée par les sanctions américaines. Pour beaucoup, il incarne l’anti-Toomaj, cet autre rappeur iranien dont le procès vient de s’ouvrir pour son soutien en faveur des contestataires. « Shawarma », le dernier tube de Sobhani, ode au kebab, peut, lui, difficilement prétendre au manifeste politique. « Pourtant, s’offusque-t-il, c’est grâce à moi que la parole s’est libérée. Je suis le premier fils d’un dignitaire à dire haut et fort que l’héritage de Khomeyni est mort et enterré. » Sur ce point, peu le contredisent.
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Ils vont faire la fête à l’étranger puis remettent leur voile ou reboutonnent sagement leur col Mao quand ils rentrent en Iran
Si le père de la révolution prêchait la redistribution des richesses et l’abolition des privilèges, ses héritiers semblent moins dogmatiques. L’une de ses petites-filles a ainsi été photographiée en Angleterre portant un sac d’une valeur de plusieurs milliers d’euros. L’empire financier de son successeur, l’actuel Guide suprême l’ayatollah Ali Khamenei, est, quant à lui, estimé à 95 milliards de dollars. Plusieurs enfants de dirigeants ont été éclaboussés par des scandales de corruption et de népotisme, comme le gendre de l’ancien président Rohani dont la nomination à la tête du Bureau de géologie a relancé la campagne en ligne lancée en 2017 sous le hastag #bons_ gênes. D’autres se sont enrichis grâce à la répression exercée par leurs parents. Le fils de la vice-présidente aux Affaires des femmes et de la famille a ainsi monté depuis le Canada une prospère entreprise de VPN, ces réseaux privés virtuels utilisés par les Iraniens pour contourner la censure imposée sur Internet.
Le phénomène des « aghazadeh » est un tel enjeu qu’une série du même nom lui est consacrée, résumant aux yeux de la société iranienne l’hypocrisie de ses dirigeants. « Ces “fils de” sont le symbole vivant des mensonges de leurs parents qui avaient promis de défendre les pauvres et les opprimés mais qui n’hésitent pas à voler la population pour garnir leurs comptes bancaires », fustige Masih Alinejad, journaliste et défenseuse des droits des femmes exilée aux États-Unis. « Leur haine affichée de l’Occident est tout aussi fausse : ils sont les premiers à envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles en Europe et aux États-Unis. »
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