correspondant à Jérusalem
LA PLUIE glaciale qui s’abat ce matin sur Jérusalem n’empêchera pas le rabbin Yehuda Levi d’aller prier sur l’esplanade des Mosquées. Pour lui, comme pour les fidèles qui, depuis sept ans, l’accompagnent deux fois par jour, quotidiennement, à l’exception des vendredis et samedis, il ne s’agit pas de se rendre sur l’« esplanade des Mosquées », lieu en principe strictement réservé à l’exercice du culte musulman, mais de réaliser une « ascension » vers le « mont du Temple ».
Le sanctuaire du Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa, lieux saints de l’Islam, sont situés là même où se tinrent les deux temples de Jérusalem : celui construit par Salomon, puis celui d’Hérode, détruit en 70 par les légions romaines. Le célèbre dôme doré abrite l’endroit où auraient eu lieu des événements fondamentaux relatés dans la Bible : la création d’Adam, le combat fratricide d’Abel et de Caïn, la ligature d’Isaac par Abraham. « C’est un endroit choisi par Dieu, là où le monde spirituel rencontre le monde physique », explique le rabbin Levi : le lieu le plus sacré du judaïsme.
Il y a quelques jours, Itamar Ben Gvir, le nouveau ministre israélien de la Sécurité nationale, s’est lui aussi rendu sur le mont du Temple. Les treize minutes qu’il y a passées ont déclenché un tollé mondial : condamnations des États-Unis, de la France, de la plupart des pays arabes, réunion du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour les musulmans, pour le roi de Jordanie qui en a conservé la garde malgré la conquête du mont par les troupes de Moshe Dayan, en 1967, et pour les Palestiniens, la violation du statu quo en vertu duquel le lieu est exclusivement réservé à l’islam est un casus belli. C’est pourtant ce à quoi s’emploient quotidiennement le rabbin Yehuda Levi et ses amis. Selon eux, l’interdiction qui leur est faite relève de l’apartheid.
Après avoir passé les détecteurs de métaux et s’être assuré qu’aucun de ses camarades n’avait apporté d’objet à connotation religieuse, le voici qui monte la longue rampe de bois qui le conduit au sommet du Mur des lamentations : pour les non-musulmans, il s’agit de l’unique voie d’accès à l’esplanade. Une solide équipe de policiers israéliens attend le petit groupe de croyants qui entend s’y rendre ce matin encore. Avant d’y pénétrer sous bonne escorte, certains s’allongent de tout leur long. Malgré le froid et la pluie, l’un d’entre eux effectuera toute la déambulation pieds nus.
Le rabbin, qui connaît chacun des policiers, salue amicalement les officiers. Carte en main, il indique l’emplacement estimé de l’ancien temple. Notre but, à long terme, est sa reconstruction, explique-t-il. Pour y parvenir, nous voulons normaliser l’exercice du culte juif sur le mont du Temple. Je ne suis pas un homme politique, je peux simplement agir spirituellement. Notre yeshiva (une école religieuse, NDLR) a été créée il y a sept ans pour encourager des groupes de personnes à venir régulièrement prier sur le mont. Plus nous venons, plus nous gagnons de liberté. Regardez, ce qui se passe devant vous était encore inimaginable il y a seulement quelques années ! »
Le petit groupe s’est en effet arrêté et, à quelques mètres du Dôme du Rocher, murmure une prière. Sous le regard des policiers, qui se sont écartés, deux hommes grimpent quelques marches et bénissent les fidèles. « Ce sont des cohanim, explique le rabbin, des prêtres. Ce que vous voyez est le fruit de sept années de travail sur le terrain qui nous permettent, pas à pas, de gagner plus de liberté pour prier ici. »
Les activités du rabbin Yehuda Levi ont pris un tournant il y a deux ans, quand il a fait la connaissance de Melissa Jane Kronfeld. Ensemble ils ont créé High on the Har, une organisation qui promeut très activement « l’ascension sur le mont ». Tout comme lui, c’est une Juive américaine, originaire de New York. Cette brillante jeune femme, bardée de diplômes, a fait son aliyah il y a cinq ans. Elle se dit « grande fan » d’un autre rabbin, Yehuda Glick, qui est le premier à avoir défendu le droit pour les Juifs à venir prier sur le mont, ce pour quoi il a fait l’objet d’une tentative d’assassinat en 2014, échappant de peu à la mort. Elle se présente également comme une proche de la femme de Ben Gvir, Ayala, laquelle est impliquée dans une association militant dans le même but.
Avant les élections législatives de novembre dernier, elle a été contactée par l’équipe de campagne d’Itamar Ben Gvir : elle est fière d’avoir contribué à la victoire d’Otzma Yehudit (Force juive), son parti, qui s’est imposé comme un des poids lourds de la nouvelle coalition au pouvoir. « L’ascension de Ben Gvir sur le mont du Temple, la semaine dernière, a été le point culminant de ma carrière, s’enthousiasme-t-elle. Vous savez, il y montait déjà tous les mois depuis des années, et maintenant qu’il est devenu ministre, il continue de le faire, c’est aussi simple que ça. Mais cela a dirigé l’attention du monde entier vers nous, on ne pouvait pas rêver mieux ! » Pour elle, Ben Gvir est « un héros juif, qui se bat pour les droits du peuple juif. Il représente tout ce qui est bon pour ce pays. C’est un homme en qui nous pouvons avoir confiance : il ne va pas changer parce qu’il est au pouvoir. » Elle espère que, grâce à lui, de plus en plus de Juifs viendront prier sur le mont du Temple. « Il y a quelques années, nous étions entre 15 et 50 par jour. Maintenant, nous comptons entre 100 et 150 visiteurs quotidiennement », assure son partenaire, le rabbin Yehuda Levi. Est-ce la pluie ? Ce matin-là, ils n’étaient pas plus de quinze. Les convictions de ces Juifs qui travaillent à créer les conditions propices à la venue du messie portent un nom : sionisme religieux. Cette tendance est loin de faire l’unanimité dans le judaïsme : la venue de Ben Gvir sur l’esplanade des Mosquées a été sévèrement critiquée par des rabbins ultraorthodoxes, qui l’interdisent à leurs fidèles.
Le sionisme religieux trouve ses origines chez un rabbin : Abraham Isaac Kook, le fondateur, il y a un siècle à Jérusalem, d’une yeshiva toujours très influente. Mais le legs du rabbin Kook fait lui-même l’objet de débats.
Professeur d’études bibliques à l’université hébraïque de Jérusalem, Israel Knohl a passé deux ans dans la yeshiva du rabbin Kook. « Comment peut-on préparer la venue du messie, alors qu’on n’a aucune idée de la façon dont cela se réalisera ? », s’interroge-t-il. « Ce que fait Ben Gvir est très dangereux, poursuit-il, et bien plus extrémiste que ce que professait le rabbin Kook. D’ailleurs, il interdisait d’aller sur le mont du Temple. » Précisément en raison de son caractère sacré.
« À l’époque du Christ, le Temple structurait toute la vie quotidienne des Juifs, explique frère Olivier-Thomas Venard, un dominicain de l’École biblique de Jérusalem. Malgré les différences d’écoles au sein du judaïsme, ce qui faisait que vous étiez juif, c’était votre attachement au Temple. Symboliquement, il est resté central dans l’organisation de la prière juive : là sont les fondations spirituelles. Or, du point de vue des sionistes religieux, la présence divine veut avoir “son” lieu pour y reposer, et le peuple de Dieu ne sera pas en paix sur sa terre tant que Dieu lui-même n’aura pas réinvesti “le lieu qu’Il a choisi”, comme dit la Torah.»
Des sondages ont montré qu’une portion non négligeable de la population israélienne n’est pas hostile à la reconstruction : l’idée d’un « troisième Temple » est devenue une inspiration qui cherche à atteindre son accomplissement. Paradoxalement, ce qui, pour le monde entier, pourrait être le déclencheur d’une nouvelle guerre mondiale est, au contraire, pour beaucoup en Israël, une des conditions les plus importantes de la paix !
Pour les musulmans, c’est la guerre, au contraire, qui finira par arriver. Professeur de théologie islamique et fonctionnaire du Waqf, l’administration en charge des lieux de culte, Mustafa Abu Sway regarde avec inquiétude ces Juifs qui viennent prier sur l’esplanade des Mosquées, le troisième lieu saint de l’islam, rappelle-t-il. « Qué sera sera », lance-t-il, fataliste, avant d’expliquer que le roi de Jordanie, gardien du lieu saint, vient d’y autoriser une nouvelle pratique : chaque jour désormais, deux groupes de fidèles se retrouveront sous le Dôme du Rocher pour y réciter l’intégralité du Coran.