Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante) et Cécile Chambraud
Pour une fois, le qualificatif « historique » semble approprié : près de mille ans après le grand schisme entre Rome et Constantinople qui a coupé la chrétienté en deux, en 1054, le chef de l’Eglise catholique a rencontré le patriarche russe, à la tête de la plus importante des Eglises orthodoxes, en terrain neutre, dans une salle de l’aéroport de La Havane, à Cuba, vendredi 12 février. « Enfin, nous nous voyons ! », a lancé le pape François à Cyrille. « Oui, les choses sont beaucoup plus faciles maintenant », lui a répondu le patriarche russe, arrivé la veille pour une visite dans l’île. Puis les deux dignitaires se sont entretenus comme prévu pendant deux heures.
A l’issue de leur conversation, en présence du président cubain Raul Castro, ils ont signé une déclaration commune préparée pendant des mois. Celle-ci comporte un appel pressant endéfense des chrétiens d’Orient, dont le sort actuel a été l’un des facteurs qui a poussé au rapprochement les chefs de ces deux Eglises chrétiennes qui se sont si longtemps tourné le dos.« Nous appelons la communauté internationale à des actions urgentes pour empêcher que se poursuive l’éviction des chrétiens du Proche-Orient » et à « mettre fin au terrorisme à l’aided’actions communes, conjointes et coordonnées ».
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Le patriarche de Moscou, qui a pleinement soutenu l’intervention militaire russe en Syrie, n’a de cesse de mettre en avant « le génocide des chrétiens au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et centrale » et « dans de telles conditions, tout le monde comprend qu’il faut se soutenir les uns les autres ». De son côté, François est convaincu que se concilier avec Moscou est indispensable pour pouvoir peser sur le cours des événements au Proche-Orient. « La Russie peut donner beaucoup » pour la paix, a récemment déclaré le pape. François a du reste reçu deux fois le président russe, Vladimir Poutine, depuis le début de son pontificat.
« Rome a fait des pas positifs »
Bien qu’entretenant des relations étroites avec Vladimir Poutine, le patriarcat nie toute ingérence « politique » dans la décision de rencontrer le pape. « Cela n’a rien à voir avec la politique. C’est un signal clair pour que le monde comprenne que nos Eglises ont un point de vue commun » sur le sort des chrétiens.
Encore fallait-il surmonter les séquelles du passé. A Rome comme à Moscou, cette rencontre est vue comme « le résultat d’un travail de vingt ans ». La précédente tentative de rapprochement, en 1997, avait tourné court à l’initiative des orthodoxes russes, qui voyaient en Jean Paul II un pape animé d’un dessein « politique » envers les pays de l’ancien bloc soviétique et favorisant le prosélytisme dans ces nouveaux Etats surgis après la chute de l’URSS. La situation, en Ukraine, avait alors été particulièrement tendue et Jean Paul II n’avait pas contribué, de leur point de vue, à apaiser les tensions.
Au patriarcat de Moscou – dont un tiers des paroisses est en Ukraine –, on considère que, cette fois, « Rome a fait des pas positifs ». De fait, François s’est abstenu, depuis le début de la crise ukrainienne, de critiquer Moscou et de faire un abcès de fixation de la situation de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne, héritage du retour vers Rome d’une partie des orthodoxes à la fin du XVIe siècle, qui a pris aujourd’hui le parti de Kiev.
« Pas concurrents, mais frères »
Les deux chefs religieux abordent franchement cette question dans leur déclaration commune. « Orthodoxes et gréco-catholiques ont besoin de se réconcilier et de trouver des formes de coexistence mutuellement acceptables, y écrivent-ils. Nous appelons nos Eglises en Ukraine à travailler pour atteindre la concorde sociale, à s’abstenir de participer à la confrontation et à ne pas soutenir un développement ultérieur du conflit. » « Nous ne sommes pas concurrents, mais frères, affirment-ils encore. Il ne peut donc être question d’utiliser des moyens indus pourpousser des croyants à passer d’une Eglise à une autre. »
« Loin des vieilles querelles de l’Ancien Monde », comme le dit leur déclaration commune, Cyrille venant à Cuba, François le non-Européen allant au Mexique, ils ont ainsi pu se rencontrer etespérer que cela favorise le « rétablissement de cette unité voulue par Dieu ».
Le texte ne néglige pas les questions morales de l’Europe, au cœur des préoccupations du patriarcat de Moscou. Le concile des évêques orthodoxes russes, réuni en amont de cette rencontre, a débattu de l’avortement, considéré comme « un problème sérieux, le plus important en Russie ». Le texte s’en fait l’écho. Il prend la défense de la famille et du mariage. Il insiste sur le« respect du droit inaliénable à la vie », allusion aux avortements et au « développement de la prétendue euthanasie ». Il enjoint aussi l’Europe « de rester fidèle à ses racines chrétiennes » et demande aux chrétiens des deux bords de « s’unir » pour « que l’Europe conserve son âme formée par deux mille ans de tradition chrétienne ».
- Correspondante à Moscou Suivre Aller sur la page de ce journaliste Suivre ce journaliste sur twitter
- Cécile ChambraudJournaliste au Monde