Le phénomène majeur de l’année 2012 en Syrie aura été, si l’on en juge au nombre des articles qui lui ont été consacrés, l’affirmation sur la scène locale d’une nouvelle organisation djihadiste, dont le nom complet dit clairement le programme : « Front de Soutien à la population de Syrie par les moudjahidin syriens sur le terrain du djihad ». Plus connu sous l’appellation abrégée de Jabhat al-Nusra, ce groupe est rapidement devenu, comme le souhaitait le régime syrien qui avait facilité son apparition, un véritable épouvantail.
Publiée dans la dernière livraison de Mondes Emergents, Afrique du Nord Moyen Orient 2013-2014. La double recomposition, l’étude intitulée de ce fait « 2012 en Syrie. L’année de l’épouvantail », n’est pas destinée à retracer l’histoire de ce groupe désormais universellement connu, sur lequel nombre de spécialistes et de centres d’études se sont penchés. Il vise au contraire à montrer comment le régime syrien fonctionne lorsqu’il est en difficulté – y compris lorsqu’il est lui-même à la source de ses difficultés… – et qu’il doit absolument désarmer les bras qui pourraient le frapper. N’hésitant alors devant rien, il est prêt à utiliser tous les moyens, y compris les plus réprouvés et les plus dangereux pour lui-même et pour la population du pays. Intéressé en priorité par SA survie au pouvoir et par la poursuite de SA mainmise sur le pays, et certain par ailleurs de bénéficier de la protection continue d’un certain nombre d’Etats amis qui n’hésitent pas à réduire au silence leurs opposants en usant des mêmes moyens que lui, il prend les Syriens en otage à l’intérieur, pour se prémunir contre les coups de l’extérieur.
A la fin de 2011, le régime syrien est en difficulté. Il ne chancelle pas. Bachar al-Assad est toujours ferme à son poste. Mais trois développements récents sont pour lui sources de préoccupation.
– D’une part, un certain nombre de pays occidentaux et de pays arabes ont été convaincus de la légitimité des revendications et du bien-fondé de la résistance des révolutionnaires syriens. Ils ont reconnu la représentativité du Conseil National Syrien. Ils sont en voie de mettre en place un groupe des « Pays amis du peuple syrien ». Leur aide, si elle se concrétise, ne manquera pas de renforcer la contestation et peut-être, de rééquilibrer le rapport des forces sur le terrain.
– D’autant, et c’est le second point, que l‘armée dont le régime a besoin plus que de ses moukhabarat pour écraser la révolte et reconquérir les villes et les régions qui commencent à échapper à son autorité, connaît un mouvement de désertions en voie d’accélération. Créé en juin 2011, un Mouvement des Officiers Libres a rapidement été absorbé par une Armée Syrienne Libre, annoncée un mois plus tard, dont les effectifs gonflent de jour en jour.
– Enfin, après avoir longtemps atermoyé, Bachar al-Assad a été contraint d’accepter le Plan de paix de la Ligue arabe, et il doit ouvrir les portes de son pays à des journalistes indépendants et à des observateurs arabes. Leur simple présence est perçue par lui comme une atteinte à la souveraineté de la Syrie et, surtout, comme un affront personnel. Reprenant la posture de son père, il s’est posé, depuis son installation autoritaire au pouvoir en juillet 2000, en champion de « la résistance et de l’obstruction » à l’impérialisme. Or, alors qu’il veut être « celui qui dit NON », il vient d’être obligé de dire « OUI »…
Bachar al-Assad n’ayant pas pour habitude de tenir ses engagements, comme Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, pour ne citer qu’eux, l’ont appris à leurs dépens, on sait comment tout cela se terminera, quelques semaines plus tard :
– peu désireux de connaître le sort de Gilles Jacquier, de Marie Colvin ou de Rémi Ochlik, ou même celui d’Edith Bouvier, les journalistes indépendants renonceront à se rendre en Syrie ;
– quant aux observateurs arabes, menés en bateau et ridiculisés par les autorités syriennes qui devaient en principe leur faciliter le contrôle du désengagement, ils auront quitté la Syrie sur un constat d’impuissance moins d’un mois après leur arrivée.
Pour reprendre l’initiative, le régime décide alors d’accélérer la remise en liberté de deux types de prisonniers :
– les uns sont des détenus de droit commun, des voleurs, des petits trafiquants de drogue, des contrebandiers, mais aussi des criminels auteurs de crimes de sang ;
– les autres font partie des djihadistes que les services syriens de renseignements ont récupérés, au milieu de la première décennie des années 2000, à leur retour d’Irak où ils leur avaient facilité l’entrée, quand ils ne les avaient pas eux-mêmes envoyé combattre les Américains pour s’opposer à leur projet de « démocratisation autoritaire » du pays voisin.
Le régime syrien n’ignore pas que ceux qu’il extrait de ses geôles, en les incluant dans des amnisties en principe destinées aux seuls activistes et militants politiques arrêtés par milliers depuis le début du soulèvement populaire, vont de nouveau se livrer à leurs activités criminelles. Il sait que les victimes de leurs méfaits vont être les habitants des régions dans lesquelles l’autorité de l’Etat est affaiblie ou n’existe plus. Mais cette capacité de nuisance entre précisément dans ses plans vis-à-vis de l’intérieur comme de l’extérieur de la Syrie :
– Il espère que les premiers, les criminels, en reprenant leurs exactions antérieures et en faisant régner l’insécurité, vont pousser la masse de la population syrienne à resserrer les rangs autour de lui. Mais il entend aussi, à travers eux, sanctionner les Syriens des zones dites « libérées ». Tous ceux qui peuplent ces territoires ne sont pas nécessairement favorables à la révolution. Comme jadis, tous les habitants des quartiers de Hama bombardés durant le mois de février 1982 et tués dans l’écroulement de leurs maisons, n’étaient pas automatiquement des adeptes de l’Avant-Garde combattante ou des Frères Musulmans… Mais pour le régime, peu importe. Comme il l’a montré dans la répression des manifestations, dès les premiers jours, il tient tous les habitants d’un quartier ou d’une région pour solidairement responsables des expressions d’hostilité à son égard qui se déroulent chez eux.
– Il espère que les seconds, les djihadistes, en imposant leurs idées radicales et en commettant les attentats suicides qui sont leur spécialité, vont effrayer non seulement les Syriens dans leur ensemble, mais également et peut-être surtout les opinions publiques extérieures les mieux disposées à l’égard de la révolution. Ils pourraient les dissuader, par crainte de la contagion, d’intervenir en Syrie, comme les révolutionnaires ont commencé à les y inciter.
Quelles que soient ses capacités de manipulation – et Dieu sait si elles sont grandes -, le régime sait pertinemment que, à la différence des droits communs, les djihadistes vont rechercher la confrontation avec ses propres forces de sécurité. La majorité des groupes islamistes dont il aura facilité l’apparition ne tarderont pas à s’émanciper et à accueillir dans leurs rangs des anciens et des nouveaux frères d’arme, en provenance d’Irak et d’ailleurs. Il sait donc qu’il se met en danger. Mais il n’a pas le choix. Et, s’il risque de s’avérer coûteux pour la population syrienne et pour ses forces armées, ce pari dangereux peut rapporter gros. Alors que des nuages planent sur la Syrie, il peut lui sauver la mise. Pour le moment, le régime syrien se sait protégé par les Etats amis qui lui apportent un soutien politique, économique, militaire, sécuritaire… Mais rien ne dit que la situation n’évoluera pas et que la Syrie, à un moment donné, ne sera pas confrontée à une agression extérieure. Mieux vaut donc compter aussi sur ce qu’il lui reste de moyens propres.
Naguère, en 2003, pour prévenir le risque de voir la Syrie succéder à l’Irak dans les projets des Néoconservateurs américains, Bachar al-Assad avait exporté chez son voisin la menace islamiste. Fin 2011, pour prévenir toute initiative de la part des « Amis du peuple syrien », c’est chez lui que les terroristes, dont il avait annoncé l’apparition avant même que les Syriens aient pu renverser le mur de la peur, doivent se manifester et prospérer. Que ces hommes s’en prennent aux populations locales, peu lui importe, ou plutôt, pour les raison évoquées plus haut : rien ne le réjouit davantage. Il aura en eux des alliés objectifs, puisqu’ils sanctionneront à sa place ceux qui ont rejeté son autorité ou qui n’ont pas été capables de s’opposer à l’émancipation de leurs concitoyens.
C’est ce qui explique que, dans les régions passées sous le contrôle des groupes islamistes les plus rigoristes, le régime s’abstient de mener des raids. Tout le monde sait, par exemple, que, à Raqqa, l’Etat Islamique d’Irak et du Levant, sans doute le groupe djihadiste le plus radical et le plus cruel actuellement à l’œuvre en Syrie, a établi son quartier général dans le siège du gouvernorat, un bâtiment imposant et aisément identifiable. Or, l’aviation du régime, qui a mené le 29 septembre une attaque meurtrière contre un établissement scolaire de la ville qui a fait près d’une quinzaine de morts, n’a jamais lâché une seule bombe sur cet édifice.
En assistant en spectateur à la prise de contrôle par des groupes islamistes, non seulement de villes et de villages, mais de régions entière dans ce qu’il considère comme « la Syrie inutile » ou « la Syrie dont il pourrait se dispenser »… pour rester au pouvoir, Bachar al-Assad adresse en réalité un message en 5 points aux Etats qui le menacent et il leur propose un arrangement. Il leur dit :
1 / Ce qui se passe actuellement en Syrie et qui vous affecte tant, ce n’est pas moi qui l’ait voulu. C’est le résultat de l’hostilité manifestée par vous à mon encontre.
2 / Ce n’est pas moi qui paie le prix de cette hostilité, mais, comme dans les embargos, c’est la population civile, celle de ces zones directement, celle de l’ensemble du pays indirectement.
3 / C’est vous qui porterez la responsabilité d’un éclatement du pays en deux ou en trois, avec les risques inhérents de contamination de cette explosion aux pays avoisinants.
4 / Les djihadistes que vous voyez aujourd’hui agir chez moi ne demandent qu’à faire demain la même chose chez vous. Ne comptez donc pas sur moi pour contrecarrer le moins du monde leurs velléités de transférer chez vous leur djihad.
5 / Je ne combattrai sérieusement ces terroristes que si vous cessez vos menaces, reconnaissez ma légitimité, fermez les yeux sur la manière dont je réprime ceux qui contestent mon autorité et suspendez le soutien que vous apportez à une opposition politique qui, pour moi, n’existe pas.
En envoyant des djihadistes en Irak, à partir de 2003, Bachar al-Assad n’avait fait qu’appliquer les leçons de survie qui lui avaient inculquées son père Hafez. Celui-ci n’avait pas tardé à comprendre que, compte-tenu des faibles moyens militaires de la Syrie, de la modicité des ressources de son pays, du nombre limité de sa population et de l’isolement régional dans lequel l’enfermait l’ambition du Baath d’unir tous les Arabes du Golfe à l’Océan sous son égide, il avait intérêt, pour prévenir toute action hostile contre lui et dissuader quiconque de s’en prendre à son pouvoir, à avoir en main des cartes de nuisance. Si son intérêt le lui commandait, il devait être en mesure d’intervenir à tout moment dans les affaires de ses voisins, en Israël, au Liban, en Jordanie, en Turquie, en Irak et éventuellement au-delà. C’est ce qui explique l’accueil réservé pendant des années à Damas à Abdallah Öçalan, à diverses factions palestiniennes et finalement au Hamas, à la plupart des partis arabes et kurdes d’opposition à Saddam Huseïn, au terroriste international Carlos, et à nombre d’opposants arabes aux pouvoirs en place dans le Golfe. C’est ce qui explique aussi son appui multiforme au Hezbollah libanais.
Hafez al-Assad n’imposait nullement à ceux auxquels il ouvrait les portes ou fournissait le soutien de la Syrie un devoir de réserve. Bien au contraire, il leur procurait, lorsque et aussi longtemps qu’il y trouvait son intérêt, les moyens de leur action dans leurs pays d’origine. Mais, en les tenant en main et en soumettant leurs initiatives aux intérêts de son pays… qui se confondaient évidemment avec ses propres intérêts, il restait toujours en mesure de marchander, de faire monter les enchères, de se livrer au chantage. Il était en mesure de nuire à travers ses hôtes. Mais, à condition d’y mettre le prix, il était évidemment disposé à freiner, à limiter voire à interdire ce qui causait le mécontentement des uns et des autres. A interdire « temporairement » du moins, car dans la Syrie des Al-Assad plus qu’ailleurs, les promesses n’engagent jamais que ceux qui les croient… Le prix d’un éventuel accord variait en fonction des interlocuteurs. Il pouvait être financier, comme l’ont expérimenté à leurs détriment certains Etats du Golfe. Il pouvait être politique, comme avec la Turquie. Il pouvait être sécuritaire, comme avec un certain nombre d’Etats occidentaux.
En favorisant, en 2006, le passage au Liban d’autres djihadistes extraits de ses prisons et en facilitant, en 2007, la prise du camp de Nahr al-Bared par le Fatah al-Islam de Chaker al-Absi, jusqu’alors détenu par la Branche Palestine à Damas, Bachar al-Assad a encore une fois mis en pratique les leçons de son père. En revanche, en permettant aux islamistes radicaux de sévir sur le territoire de la Syrie, jusqu’alors sanctuarisé par la répression impitoyable menée durant près de 30 ans contre eux par son père, Bachar al-Assad n’a pas fait qu’innover : il a pris un risque considérable… Il s’inscrit dans une « stratégie du bord du gouffre » avec l’extérieur, dont la première victime est, à l’intérieur, le peuple syrien, otage de la confrontation qui oppose le régime syrien et ses alliés aux « Amis du peuple syrien ».
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