Par Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Un demi-siècle après la fin du Grand Bond en avant et la grande famine qu’il entraîna, un hebdomadaire chinois brise un tabou en consacrant sa couverture à cette page sombre de la Chine de Mao. On y voit deux courbes qui se croisent entre les années 1958 et 1962 : celle ascendante de la mortalité, qui atteint un pic en 1960, et celle de l’accroissement naturel, qui plonge à ces dates bien en dessous de zéro.
Sous le titre « La Grande famine », le Nanfang renwu zhoukan déclare en « une » que « devant l’histoire, le plus important est d’être honnête » et « d’avoir une attitude responsable » – une profession de foi encore rare dans une Chine dont le passé proche et moins proche reste largement oblitéré par la propagande. Suivent 18 pages de reportages auprès de survivants, et une abondance de références à un recueil de témoignages publié l’an dernier à Hongkong par un rescapé, Niu Ben, et intitulé Récits oraux de la grande famine.
Publié le 21 mai, l’ensemble du Nanfang renwu zhoukan, qui appartient au grand groupe de presse cantonais Nanfang, connu pour ses audaces et sa vision progressiste, a suscité un buzz inhabituel sur les réseaux sociaux chinois pour ce cinquantenaire passé sous silence, de l’une des plus grandes tragédies du 20e siècle. Notant les « attaques dévastatrices provoquées par le fascisme et le communisme sur la culture et la morale en Chine », l’internaute @caifudao liuzhuojie constate sur Weibo, le site de microblogging chinois, que « des fantômes continuent à hanter le ciel chinois », et que « notre génération se doit d’avoir des valeurs et une vision historique justes, même si nous sommes toujours obligés d’applaudir chaque fois que l’empereur exhibe des habits neufs », poursuit-il en référence au célèbre conte de Hans Christian Andersen.
DES OBJECTIFS DE PRODUCTION INATTEIGNABLES
Le magazine ouvre sur un reportage à Xinyang dans la province du Henan auprès de Wu Yongkuan qui avait 15 ans en 1959, l’année où son père est mort de faim. M. Wu, âgé de 68 ans, a fait construire un mémorial dans son village en 2004, avec les noms des victimes de la grande famine. Alors que les annales du district parlent de sécheresse – les causes officielles de la grande famine -, il se souvient de ces années exceptionnelles en précipitations et en ensoleillement, où la commune populaire du village a lancé son premier « satellite » – objectif de production -, qui s’avère inatteignable.
Les commandes annoncées ne sont toujours pas remplies que des villageois, qui n’ont plus rien à manger, se dressent les uns contre les autres : c’est la chasse à ceux qui ont caché de la nourriture. Personne n’ose parler des morts. Un vice-directeur de brigade qui vole un bœuf se fait rosser et tombera d’un pont. Un paysan qui fait remarquer qu’il faut mieux donner de la nourriture aux villageois se fait battre à mort. D’autres récits évoquent des gens cachés pendant les visites d’officiels. Ou le cas de cette famille de la province de l’Anhui qui garde pendant une semaine le cadavre du père à la maison, afin d’obtenir une ration supplémentaire.
Le survivant qui parle, un adolescent à l’époque, se sent sur le point de passer l’arme à gauche. Sa mère lui dit d' »aller mourir loin de la maison ». En chemin, il croise quelqu’un qui l’incite à voler des pousses de pois, ce qui lui permettra de survivre. C’est la première fois qu’un média chinois grand public s’aventure sur ce terrain miné : avant lui, seul le Yanhuang chunxiu (Chroniques historiques) l’a fait régulièrement depuis 2008, mais ce mensuel n’est disponible que par abonnement.
DES DIZAINES DE MILLIONS DE MORTS
Il est animé par un spécialiste du sujet, Yang Jisheng, l’auteur de « Pierre tombale », une enquête monumentale sur la grande famine toujours interdite en Chine. « Le fait que la grande famine fasse couverture d’une revue, c’est quand même un progrès », estime M. Yang, joint au téléphone par Le Monde, même s’il déplore toutefois que l’hebdomadaire du Nanfang soit resté muet sur le nombre de morts (qu’il estime à 36 millions) et sur « le problème fondamental de régime que révèle la grande famine ».
M. Yang n’est pas cité dans le numéro du 22 mai, mais l’édition du Nanfang de la semaine précédente a publié un entretien de lui réalisé il y a quelques années sur ses recherches passées – sans mentionner son livre. Le Nanfang est également discret sur les nombreux cas de cannibalisme répertoriés par M. Yang, qui, en tant que journaliste de l’agence d’Etat Chine Nouvelle, avait eu accès à une grande quantité d’archives officielles.
De même, l’hebdomadaire ne fait aucune mention du dernier ouvrage majeur sortir sur la question, Mao’s Great famine, the History of China’s Most Devastating Catastrophe, 1958-62 (Bloomsbury, 2010), de l’historien hollandais Frank Dikötter, qui enseigne à l’Université de Hongkong, et met en avant les responsabilités directes du gouvernement central et de Mao dans son ouvrage. M. Dikötter estime à 45 millions le nombre de morts prématurés entre 1958 et 1962 attribuables au « délire » productiviste du Grand Timonier qui voulait « rattraper la Grande-Bretagne en quinze ans ».
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)