Que change le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

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La percée diplomatique, orchestrée par la Chine, approfondit la marginalisation des ÉTATS-UNIS au MOYEN-ORIENT.

 

 

 

Riyad et Téhéran, dont l’antagonisme politico- religieux alimente les conflits au ­Yémen et au Liban, sont convenus, le 10 mars, à ­Pékin, de renouer leurs relations diplomatiques, rompues il y a sept ans. Au terme d’un accord signé par le chef du Conseil suprême de la sécurité nationale iranienne, Ali Shamkhani, et par son homologue saoudien, Moussaed Ben Mohammed al-Aïban, les deux ex-ennemis doivent rouvrir leurs ambassades sous deux mois, « ne pas s’ingérer dans les affaires (de l’autre) », réactiver « un accord sécuritaire signé en 2001 » et « lancer une coopération économique, commerciale, technologique et en matière d’investissements ».

Quel est le contenu de l’accord ?
Des clauses confidentielles stipuleraient que l’Arabie sunnite s’engage à ne plus financer des médias liés à l’opposition iranienne à l’étranger, comme la chaîne de télévision Iran International, mais aussi des groupes d’opposants ayant soufflé sur les braises de la révolte contre Téhéran depuis septembre ­dernier, tels les Moudjahidins du ­peuple, des factions kurdes iraniennes basées en Irak et des combattants sunnites du Khuzestan, dans le sud-est de l’Iran. De son côté, Téhéran, défenseur des chiites, ferait pression pour que ses alliés ne violent plus le territoire saoudien à partir de l’Irak (comme ils le firent en frappant des installations pétrolières saoudiennes en 2019).
Des deux ex-ennemis, c’est Riyad qui y gagne le plus. Avec cet accord, constate un diplomate dans le Golfe, « les Saoudiens ont acquis un levier sur l’Iran : les Chinois peuvent tempérer les Iraniens dans la mesure où ceux-ci sont totalement dépendants de Pékin en termes de vente de pétrole. Les Saoudiens se sont acheté un joker d’influence chinois sur l’Iran ».
Néanmoins, le régime iranien, contesté dans la rue depuis des mois, peut afficher un succès à l’international. Confirmant son pivot asiatique, il a rompu son isolement. « Mais financièrement, alors que l’économie iranienne est dans un état calamiteux, ce rapprochement ne lui rapporte rien, pour l’instant », ajoute la source, également sceptique sur de prochains investissements saoudiens en Iran, comme ce fut le cas après la réconciliation turco- saoudienne, au printemps 2022. « La seule solution pour Téhéran, poursuit le diplomate, c’est d’augmenter les ventes de pétrole iranien, donc de tricoter quelque chose avec les grandes puissances sur le nucléaire. »
Selon d’autres sources, l’Iran aurait, précisément, obtenu que la Chine ­déploie des efforts pour relancer les discussions nucléaires avec les grandes puissances, dans l’impasse depuis un an.
La Chine, le grand vainqueur ?
Plus que l’accord en lui-même, en gestation depuis plus de deux ans en Irak puis à Oman, c’est le rôle de la Chine qui a surpris. « Pékin devient un faiseur de deal international, deal que les Américains n’ont pas pu réussir, mais au-delà, souligne un homme d’affaires dans le Golfe, les Chinois sécurisent leur approvisionnement énergétique auprès de Téhéran qui lui fournit déjà 85 % du pétrole iranien, mais aussi auprès des Saoudiens, Pékin étant le premier client pétrolier de Riyad. »
Grâce à cet accord, « Pékin peut se présenter comme une force de paix au moment où Israël menace l’Iran de frapper ses installations nucléaires », souligne, de son côté, Denis Bauchard, ancien diplomate et connaisseur du Moyen-Orient. Jusqu’à maintenant, grâce à son omniprésence économique, la Chine cantonnait ses ambitions à « une politique d’influence » au Moyen-Orient.
Par ricochet, la Syrie devrait bénéficier du dégel : Riyad et Damas, également épaulés par Moscou, négocient à leur tour le rétablissement de leurs relations diplomatiques, rompues en 2012, après la répression menée par Bachar el- Assad contre ses opposants. En Irak et au Liban, où Téhéran dispose de puissants relais, à travers le Hezbollah et des milices chiites irakiennes, il sera intéressant de voir si cet accord accélère la fin de l’impasse politique à Beyrouth – toujours sans président de la République – et s’il réduit vraiment l’agressivité des miliciens irakiens envers leur voisin saoudien.
Le Yémen servira-t-il de premier test ?Pour le quotidien saoudien quasi-officiel Asharq al-Awsat, le Yémen « sera certainement une jauge du succès de cet accord et du sérieux de la partie iranienne ». Depuis 2015, Saoudiens et Iraniens s’y livrent une guerre meurtrière, par relais interposés. Les rebelles houthistes, qui contrôlent notamment Sanaa, la capitale, sont épaulés par l’Iran et son allié le Hezbollah. L’Arabie, elle, aide le gouvernement loyaliste, qui ne gère qu’une petite moitié du pays. De premières retombées se sont déjà produites. Depuis vendredi, par l’entremise de Riyad, houthistes et loyalistes ont relâché 869 prisonniers, et lundi l’Arabie en a unilatéralement libéré 104. Une semaine auparavant, un responsable saoudien avait rencontré à Sanaa une délégation houthiste. Ils doivent se retrouver bientôt. Le but est de prolonger le cessez-le-feu en ­vigueur, malgré quelques accrocs, depuis un an. « Il y a un accord préliminaire sur une trêve qui pourrait être formulée plus tard », a affirmé à l’AFP un responsable houthiste.
Au-delà, les deux parties négocient, sous les auspices d’Oman, un accord de paix englobant la réouverture de l’aéroport de Sanaa et des ports sur la mer Rouge, le paiement des salaires des fonctionnaires et le retrait des forces étrangères du Yémen. Téhéran se serait également engagé à cesser de livrer des armes aux houthistes. Mettre un terme à ces livraisons d’armes, que Téhéran dément, ralentirait le conflit. Mais toute la question est de savoir dans quelle mesure Téhéran contrôle les houthistes. Selon les experts, les rebelles, après des années de guerre, ont fini par acquérir leur propre autonomie, en tout cas une partie d’entre eux.
Israël est-il le grand perdant ?
Les velléités de l’État hébreu de frapper l’Iran pour l’empêcher d’avoir la bombe nucléaire s’en trouvent compliquées. Selon les médias israéliens, cet accord constitue un ­camouflet pour le premier ministre, Benyamin Netanyahou. Alors ­qu’Israël pariait sur une extension des accords de normalisation à d’autres pays arabes que ceux inclus dans les accords d’Abraham, le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman (MBS), signifie à l’État ­hébreu qu’il a d’autres priorités. « Cet accord ruine l’ambition israélienne de créer une alliance régionale contre l’Iran », soutient la chercheuse Maha Yahya du centre Carnegie sur le Moyen-Orient. Au printemps 2021, l’État hébreu avait claironné la mise en place d’une « Otan arabe » contre l’Iran, annonce jugée, déjà, prématurée par les Émirats arabes unis et l’Égypte. « Ce qui est remarquable, renchérit un chercheur qui requiert l’anonymat, c’est que des responsables iraniens et saoudiens du renseignement se sont rencontrés pendant cinq jours à Pékin, sans que les services israéliens ne s’en aperçoivent. » Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, l’ancien patron du Mossad, Ephraïm Halevy, constate dans le quotidien Haaretz qu’il n’y a pour l’heure « aucune indication ­montrant que l’Iran ait posé des conditions au rapprochement saoudien avec l’État hébreu ».
L’Arabie saoudite abandonne- t-elle les États-Unis pour se tourner vers la Chine ?
De facto dirigeant du pays en raison du grand âge de son père, le roi Salman, Mohammed Ben Salman a une priorité : la stabilité dans son voisinage, faute de quoi son très ambitieux plan de réformes à échéance 2030 serait un échec dont il serait rendu responsable par ses sujets. MBS ne tourne pas le dos aux États-Unis, il s’émancipe des anciennes alliances. « Le pacte avec les États-Unis qui assurent la sécurité du royaume contre le pétrole saoudien est mort », écrivent dans la revue Foreign Affairs les chercheurs Vali Nasr et ­Maria Fantappie.
L’Arabie avance dans sa quête d’autonomie stratégique. Riyad a décidé en mars de s’associer en tant qu’« État partenaire du dialogue » à l’Organisation de coopération de Shanghaï, ­chapeautée par Pékin et Moscou.
En fait, « depuis l’avertissement lancé par Donald Trump en mai 2017 à Riyad que les pays amis de l’Amérique devaient compter sur leurs propres forces pour se défendre, l’Arabie a diversifié ses interlocuteurs et alliés, au profit de la Russie et de la Chine, son premier partenaire commercial, y compris dans l’armement », rappelle Denis Bauchard. « L’Arabie veut des relations de proximité mais dans l’indépendance avec les États-Unis, la Chine et la Russie », renchérit Foreign Affairs. Selon la revue, « Riyad compte désormais jouer un rôle central d’équilibre entre l’Égypte, l’Iran et la Turquie, deux derniers pays avec lesquels il s’est réconcilié, pour se protéger et consolider son influence régionale ». Le rapprochement saoudo-iranien n’empêche pas, qu’à terme, Israël pourrait être le prochain pays avec lequel Riyad normalisera ses relations.
S’il est loin de régler tous les différends, ce dégel, fût-il pour l’instant tactique, pourrait accoucher d’une nouvelle réalité géopolitique dans un Moyen-Orient moins fracturé par la vieille division entre chiites et sunnites. Depuis l’accord, les ministres des Affaires étrangères saoudien et iranien se sont rencontrés à Pékin, et le président iranien, Ebrahim Raïssi, a été invité par le roi Salman à Riyad, où il pourrait se rendre après le ramadan, fin avril.
Pour ne pas se laisser davantage déborder, « les États-Unis devraient encourager l’Arabie et les pays du Golfe à explorer les moyens d’établir une nouvelle architecture de sécurité régionale pour réduire les risques de guerre », conseille la revue Foreign Affairs.

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