Quand l’État entre en schizophrénie

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Le Liban vient de donner politiquement, et à son corps défendant, l’image d’un syndrome psychiatrique énigmatique dont la réalité même est souvent contestée. Il s’agit de ce qu’on appelle « personnalité alternante » ou « personnalités multiples » et que le DSM qualifie de « trouble dissociatif de l’identité ».

 

Une « personnalité multiple » consisterait en plusieurs « moi » qui partagent un même corps, chacun prenant le contrôle à tour de rôle, selon les cas, de leur habitacle charnel commun. Un individu multiple doit présenter au minimum deux personnalités. C’est ainsi que Stevenson décrit le héros fictif de son roman The strange case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde. On se souvient du cas célèbre, mais réel, de l’Américaine Sybil chez qui sa psychanalyste aurait identifié, en 1973, jusqu’à seize personnages qui possédaient, chacun, une mémoire propre et des souvenirs particuliers qu’ils ne partageaient pas avec leurs partenaires du corps de Sybil. Aujourd’hui nous savons que cette affaire de Sybil, qui défraya la chronique, relevait plus de la fraude, même si l’entité clinique avait pu faire son entrée dans le DSM de l’époque, manuel de référence des troubles psychiatriques.

Les récentes prises de position des plus hauts responsables libanais ont jeté le trouble dans les esprits comme si l’État libanais, en tant que corps, présentait des signes similaires à ceux de l’Américaine Sybil.
Dans un premier temps, le président de la République, Michel Aoun, déclare à un média égyptien que l’armée libanaise est insuffisante pour défendre le territoire national contre l’unique ennemi Israël, et qu’il est donc nécessaire que la Résistance, ou Hezbollah, puisse jouer un rôle déterminant en la matière. La collaboration active du Hezbollah à la guerre que mène le régime syrien contre son propre peuple n’entre pas en ligne de compte.

Quelques jours plus tard, à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, son fils et Premier ministre du Liban, Saad Hariri, déclare solennellement que seule l’armée libanaise est habilitée à user de la violence des armes afin de protéger les frontières nationales du Liban. Aucune mention du Hezbollah et de son arsenal.
Cacophonie au plus haut sommet de l’État ? Syndrome de dépersonnalisation de l’État ? Dissociation schizophrénique de la volonté souveraine de l’État? À chacun de donner l’explication qui lui convient le mieux.

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Dans un troisième temps, c’est le chef de la milice Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui tranche le dilemme et remercie le président Aoun pour son attitude conciliante envers la dénommée Résistance, avant de mettre en demeure l’ennemi unique, à savoir Israël, de démanteler ses installations nucléaires. Ce faisant, Hassan Nasrallah va beaucoup plus loin que le chef de l’État Michel Aoun. Il s’autorise à menacer directement l’ennemi et compromettre la sécurité du pays, alors qu’il n’a aucune qualité légale et constitutionnelle pour le faire au nom du Liban. Tout un chacun aura donc compris que c’est Hassan Nasrallah qui joue le rôle du véritable souverain ou, du moins, qui fixe les conditions de l’exercice de la souveraineté libanaise.
Dans un tel contexte, le citoyen ordinaire ne peut qu’éprouver un grand malaise et se poser diverses questions sur la protection de sa propre personne, de ses biens et de ses droits qui sont du ressort exclusif de la puissance publique, c’est-à-dire de l’État souverain et non une milice, à la solde de l’étranger, qui s’autorise à détourner, à son avantage, certaines prérogatives régaliennes de la puissance publique.
Rien n’interdit à un État d’opérer un transfert de souveraineté dans un domaine précis de ses compétences.

Un État peut ne pas frapper monnaie et adopter celle d’un autre État. De même, il peut accepter, voire demander, d’être mis sous tutelle étrangère dans le cadre d’un mandat internationalement reconnu. L’État libanais, par le biais de son gouvernement et des procédures constitutionnelles, n’a effectué aucun transfert de souveraineté en matière de défense en faveur de l’Iran et du Hezbollah qui en dépend directement. De même l’État libanais n’a pas, jusqu’à ce jour, légalisé le Hezbollah comme milice auxiliaire intégrée à l’armée nationale et mise sous le contrôle direct de son état-major. Les propos du président de la République au média égyptien sont insuffisants pour conférer une quelconque légalité à cette milice, même s’ils expriment l’opinion personnelle de leur auteur. On peut penser que le président Aoun, dans un souci d’équilibrer sa position stratégique, a cru bon de rassurer les Iraniens après ses déplacements dans différents pays arabes hostiles à l’Iran en couvrant le Hezbollah en dépit des textes de la Constitution dont il est l’unique gardien. Cela montre, en tout cas, à quel point la fonction présidentielle libanaise est faible et que le qualificatif de « président fort » attribué au président Aoun reste encore à démontrer.

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Cette affaire demeure révélatrice du mal profond qui ronge le Liban : ses personnalités multiples. L’État libanais, comme corps, possède apparemment plusieurs « moi » dotés, chacun, d’une vision et d’une volonté de décision qui lui sont propres. Si l’ensemble du corps tient encore, c’est vraisemblablement par la volonté du seul Hassan Nasrallah qui peut imposer, de facto et grâce à son arsenal, la règle du jeu en dehors de toutes les instances constitutionnelles.
Sans aller jusqu’à qualifier cette étrange situation de dédoublement de personnalité comme étant un simulacre d’occupation armée du pays, on peut néanmoins lui trouver un écho troublant dans le célèbre poème d’Alfred de Musset :

« Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère. »

acourban@gmail.com

  • Beyrouth

 

L’Orient Le Jour

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