« Pourquoi Poutine déteste mon grand-père »

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Khrouchtchev a-t-il donné la Crimée à l’Ukraine, comme l’affirme Poutine ? Un mythe, s’insurge sa petite-fille Nina Krouchtcheva.

 

 

La prestigieuse filiation de Nina Krouchtcheva ressemble à un énoncé de la Société mathématique de Moscou, institution savante fondée au XIXe siècle : « Vous devez démontrer comment cette femme née dans la capitale russe au temps de l’URSS est à la fois l’arrière-petite-fille et la petite-fille de Nikita Khrouchtchev, successeur de Staline et prédécesseur de Brejnev, qui dirigea l’Union soviétique de 1953 à 1964. » Et voici la solution du problème. Lorsque Leonid, le fils de Nikita, meurt durant la Seconde Guerre mondiale, celui-ci adopte sa fille, Julia, âgée de 2 ans (tandis que sa mère, l’épouse de Leonid, est envoyée au goulag, accusée d’espionnage). De petite-fille, Julia devient donc la fille de Nikita. Elle aura plus tard une fille, Nina, qui sera élevée en tant que petite-fille de Nikita bien qu’étant biologiquement son arrière-petite-fille. CQFD.

 

Devenue adulte, Nina Krouchtcheva s’envole pour les Etats-Unis pendant la Perestroïka, lorsque Gorbatchev encourage la jeunesse à faire des études à l’étranger. Expatriée à New York depuis 1991, elle retourne souvent dans son pays natal, y compris depuis le début de la guerre en Ukraine. Auteure de plusieurs livres sur l’histoire de la Russie et sur l’œuvre de Nabokov, elle est aujourd’hui professeure de relations internationales à la New School, à New York, et porteuse de l’héritage de Khrouchtchev, décédé en 1971.

Célèbre pour avoir initié la « déstalinisation » avec la publication d’un fameux rapport secret lors du XXe Congrès du Parti communiste, le grand-père de Nina l’est aussi pour avoir libéré 1,2 million de prisonniers du goulag et mené une politique de « coexistence pacifique » avec l’Occident. Ce qui fait de lui une sorte d’antithèse de Vladimir Poutine, lequel se consacre depuis quinze ans à la réhabilitation de Staline. Enfin, Nikita entretenait un lien particulier avec l’Ukraine, où il fit une partie de sa carrière, notamment comme dirigeant du Parti communiste à partir de 1937.

« Je ne peux pas parler à la place de quelqu’un qui est mort, dit Nina Krouchtcheva lors d’une interview en visioconférence avec L’Express. Mais je suis certaine qu’il n’aurait pas aimé voir l’Ukraine bombardée. Pourquoi ? Parce qu’il est l’un des leaders qui a le plus aidé cette république ; d’abord, à se libérer des nazis en 1943-1944, puis à renaître de ses cendres après-guerre. La voir détruite lui aurait brisé le cœur. Toutefois, ajoute-t-elle, mon aïeul aurait sans doute été d’accord avec Vladimir Poutine, pour qui l’Occident cherche toujours à pousser ses pions et à s’appuyer sur les frictions qui peuvent exister entre les différentes nations ou les différents groupes ethniques de l’ex-espace soviétique. »

Pour savoir si Nikita aurait été d’accord avec Poutine sur la façon de gérer le cas ukrainien, le mieux est de remonter à la crise des missiles à Cuba, en 1962. « Khrouchtchev et Kennedy s’étaient accordés sur une solution en deux semaines. Voilà pourquoi je suis convaincue que mon grand-père aurait essayé de négocier plutôt que de faire parler les armes. Il aurait probablement conseillé à Poutine de discuter avec les Américains », dit-elle avant d’observer : « D’une certaine façon, la revendication de Khrouchtchev était la même que celle de Poutine aujourd’hui : il tenait à traiter sur un pied d’égalité avec les Etats-Unis. »

Khrouchtchev n’était pas un va-t-en-guerre. « Il avait à l’esprit que l’URSS et les Etats-Unis devaient à tout prix privilégier le dialogue avant même que la guerre ne devienne une éventualité. Il comprenait qu’à l’ère nucléaire, les conséquences d’un engagement militaire direct étaient trop importantes. » En somme, Nikita Khrouchtchev, pourtant réputé pour son impulsivité, était plus zen et pondéré que Poutine…

Grand admirateur de Pierre le Grand, de Catherine la Grande et de Staline – bref, de tous ceux qui ont agrandi le territoire russe –, Vladimir Poutine méprise son lointain prédécesseur aussi sûrement qu’il n’a jamais aimé Gorbatchev, selon lui le fossoyeur du rêve soviétique. Lors de son discours sur l’annexion de la Crimée en 2014, il accuse Khrouchtchev d’avoir transféré la péninsule à l’Ukraine d’un coup de stylo. « Mais bon sang, c’est faux ! C’est un mythe, un bobard, une légende ! s’enflamme sa descendante. Sa signature ne figure sur aucun document de cession de la Crimée à l’Ukraine. Il n’a jamais rien signé de tel. En revanche, on a trouvé d’autres écritures que la sienne, notamment celle de Gueorgui Malenkov, le Premier ministre de l’époque. »

Sur la question clef concernant la Crimée, Nina Khrouchtcheva déroule son argumentation : « En février 1954, le seul titre officiel de Khrouchtchev était celui de Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique – position à laquelle il avait accédé onze mois auparavant. Au sein du gouvernement, il n’avait encore aucune fonction et n’en est devenu le chef qu’en 1958. En 1954, son pouvoir n’était pas suffisamment établi au sein de la direction collective pour qu’il puisse prendre l’initiative de donner quoi que ce soit à qui que ce soit. » Certains historiens, comme Françoise Thom, objectent toutefois qu’en 1954, Khrouchtchev avait déjà éliminé le tout puissant chef de la répression stalinienne Lavrenti Beria (exécuté fin 1953) et pris l’ascendant sur ses rivaux dans la lutte pour le pouvoir au sein du système. « C’est pour remercier les communistes d’Ukraine de leur soutien que Khrouchtchev aurait fait passer la Crimée sous juridiction ukrainienne », suppose Françoise Thom.

« Il y avait une autre raison, très prosaïque », reprend de son côté Khrouchtcheva, qui a récemment publié Sur les traces de Poutine. A la recherche de l’âme d’un empire sur les onze fuseaux horaires de la Russie (2019) : « C’était une simple décision managériale. Après l’expulsion par Staline des 300 000 Tatars de Crimée (en 1944), le gouvernement a estimé qu’il était plus pratique de gérer les vignobles et les vergers de la péninsule depuis Kiev plutôt que de Moscou. » Au reste, en URSS, les redécoupages administratifs étaient monnaie courante. L’oblast de Moscou, par exemple, était beaucoup plus étendu qu’il ne l’est aujourd’hui.

A partir du milieu des années 2000, le mythe de la cession de la Crimée par Khrouchtchev commence à prendre corps. « Après les très chaotiques années 1990, Poutine entreprend de réhabiliter Staline en tant qu’incarnation du leader solide et puissant. Mécaniquement, si la figure de Staline était rehaussée, celle de Khrouchtchev, l’homme de la déstalinisation, devait être rabaissée. Pour Poutine, Khrouchtchev est tout simplement le bouc émissaire parfait. »

Entre Poutine et Khrouchtchev, l’antagonisme est complet. « Le problème, c’est que Khrouchtchev ne correspond pas à l’idée que l’on se fait du pouvoir en Russie. Avec sa bonne mine de paysan, ses dents écartées et ses bras toujours en mouvement, il n’a pas l’air présidentiel. Rien chez lui ne fait penser à un tsar. Gorbatchev avait le même problème : il avait l’air d’un intello, pas d’un homme de pouvoir. » Il est vrai qu’en Russie, la question de l’incarnation du pouvoir est cruciale. « Voilà pourquoi l’image de Poutine a été façonnée avec soin à partir de son accession au Kremlin en 1999, dit lucidement Khrouchtcheva. Il était petit et maigre. Au KGB, son surnom était “la mite”. De ce petit papillon blanchâtre de la famille des teignes, qui mange les pulls, ils ont fabriqué un tigre… »

Quelques dates

1894 : Naissance de Khrouchtchev.

1937 : Nommé à la tête du Parti communiste d’Ukraine.

1953 : Remplace Staline à la tête du PC d’URSS.

1964 : Leonid Brejnev lui succède.

1971 : Décès.

L’Express

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