Le premier ministre israélien a rencontré le prince héritier Mohammed Ben Salman près de la mer Rouge, en présence du secrétaire d’Etat américain et du chef du Mossad israélien.
La visite n’est restée secrète que quelques heures. Lundi 23 novembre, le site d’information israélien Walla News, citant une source gouvernementale anonyme, a révélé que le premier ministre Benyamin Nétanyahou avait fait un saut de cinq heures en Arabie saoudite, la veille au soir, le temps d’y rencontrer le prince héritier du royaume, Mohammed Ben Salman, dit « MBS ». L’entretien s’est déroulé à Neom, la mégapole ultramoderne en construction dans le coin nord-ouest de l’Arabie, en présence du secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, qui achevait une tournée au Proche-Orient – probablement la dernière –, et du chef du Mossad, Yossi Cohen.
Ce n’est pas la première fois que des médias israéliens font état d’un tête-à-tête entre le fils du roi Salman et le premier ministre israélien. Mais c’est la première fois qu’une telle annonce a pu être corroborée. Un site de suivi des trajectoires aériennes en temps réel a montré qu’un jet privé déjà utilisé par le passé par M. Nétanyahou a fait un aller-retour Tel-Aviv-Neom, dimanche, en fin de journée.
Lundi, lors d’une réunion avec son parti, le Likoud, le chef du gouvernement israélien s’est refusé à tout commentaire : « Je n’ai pas abordé ce genre de sujets pendant des années et je ne vais pas m’y mettre maintenant », a-t-il déclaré, laconique. Mais son ministre de l’éducation, Yoav Galant, a salué à la radio israélienne « un incroyable accomplissement ».
Pour M. Nétanyahou, l’événement tombe à point nommé. Dimanche, son encombrant partenaire de coalition, Benny Gantz, qui devrait lui succéder dans un an, selon l’accord de gouvernement signé en mai, a annoncé la création d’une commission d’enquête autour de soupçons de corruption lors de l’achat de sous-marins à l’Allemagne. L’affaire, qui touche à des questions de sécurité nationale, inquiète l’entourage du premier ministre, déjà en procès pour corruption et sévèrement critiqué pour sa gestion de la crise due au Covid-19.
Eventualité d’un virage diplomatique
En début d’après-midi, cinq heures après le scoop de Walla News, le ministre des affaires étrangères saoudien, Faisal Ben Farhan, a semé la confusion en réfutant toute présence israélienne à Neom. « J’ai vu que la presse parle d’une prétendue réunion entre Son Altesse royale le prince héritier et des dirigeants israéliens durant la visite du secrétaire d’Etat Mike Pompeo, a tweeté le chef de la diplomatie saoudienne. Cette réunion n’a pas eu lieu. Les seuls responsables présents étaient américains et saoudiens. »
Mais la lenteur de la réaction du ministre et l’empressement des médias saoudiens à la publier incitent à penser qu’il s’agit d’un démenti de pure forme, à usage interne. Vis-à-vis de sa population, historiquement acquise aux Palestiniens, Riyad a besoin de procéder avec prudence. Tandis que la déclaration de Faisal Ben Farhan entretient l’apparence d’une politique étrangère inchangée, la fuite israélienne permet de préparer l’opinion publique à l’éventualité d’un virage diplomatique. A chacun son rôle.
« Ces dénégations sont de plus en plus difficiles à croire, surtout lorsque l’on dispose d’un tracé de vol entre Tel-Aviv et Neom, observe l’universitaire saoudien Aziz Al-Ghashian, spécialiste des relations entre Israël et les pays du Golfe. Ce à quoi on assiste, c’est à une normalisation à petits pas, des petits pas qui semblent s’accélérer. » Un conseiller saoudien de haut rang, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a d’ailleurs confirmé la tenue de la rencontre au Wall Street Journal.
Ce rapprochement israélo-saoudien intervient après que les Emirats arabes unis ont décidé, à la mi-août, d’ouvrir des relations diplomatiques avec Israël, suivis du Bahreïn, en septembre, et du Soudan, en octobre. Ces décisions ont bénéficié du soutien actif du président américain Donald Trump, soucieux de marquer des points diplomatiques à la fin de son mandat, et du consentement tacite de Mohammed Ben Salman.
Au grand dam des Palestiniens qui s’estiment trahis, le numéro deux saoudien ne s’oppose pas à ce que ses alliés arabes s’affranchissent du plan Abdallah. Ce texte, adopté en 2002 par la Ligue arabe, conditionnait la reconnaissance d’Israël à la création d’un Etat palestinien, avec Jérusalem pour capitale. Un préalable qui s’apparente de plus en plus à un obstacle pour « MBS ». Ce dernier fait partie de cette nouvelle génération de leaders arabes qui ne partagent pas les préventions de leurs aînés à l’égard d’Israël.
Le prince héritier, à qui son père a cédé une grande marge de manœuvre, est incité à se rapprocher de M. Nétanyahou du fait de leur hostilité commune envers l’Iran et de sa fascination pour la modernité technologique israélienne. A cet égard, l’implantation de Neom sur les rives de la mer Rouge, en face du port israélien d’Eilat, n’est pas innocente. Elle vise, sans le dire officiellement, à associer la « start-up nation » israélienne à la construction de cette cité du futur, censée être peuplée de robots, de taxis volants et d’enseignants-hologrammes.
Besoin d’amadouer Joe Biden
Pour « MBS », privé par l’épidémie due au coronavirus du retour en grâce dont il rêvait, lors du G20 organisé durant le week-end à Riyad, la rencontre de Neom avait un objectif très précis. Le dauphin saoudien a un besoin urgent d’amadouer le président américain élu, Joe Biden, qui pendant la campagne électorale avait promis de réévaluer la relation des Etats-Unis avec l’Arabie saoudite, en faisant du respect des droits de l’homme une priorité.
Or, tous les autocrates du Moyen-Orient savent que celui qui se rapproche d’Israël gagne la sympathie de la Maison Blanche – un principe non écrit, mais maintes fois éprouvé. « La chose la plus précieuse qu’Israël puisse offrir, ce ne sont pas des armes ou des renseignements, c’est son influence à Washington », affirme Aziz Al-Ghashian.
Il est fort probable aussi que les deux hommes aient abordé le sujet de l’Iran. La perspective que Joe Biden ranime l’accord de 2015 sur le programme nucléaire de Téhéran, révoqué par Donald Trump, inquiète autant l’élite politico-militaire israélienne que les princes de Riyad et leurs alliés dans le Golfe. « Ils ont besoin de coordonner leurs efforts pour s’assurer qu’un éventuel rapprochement américano-iranien prendra en compte la sécurité du royaume saoudien, argue Aziz Al-Ghashian. Le nouvel axe géopolitique, réunissant l’Arabie, les Emirats arabes unis, Bahreïn, l’Egypte et Israël, est de plus en plus clair. »
Est-ce à dire que la reconnaissance d’Israël par le royaume saoudien se rapproche ? Interrogé le 21 novembre sur le sujet, Faisal Ben Farhan a réitéré la position traditionnelle de son pays : pas de normalisation sans un accord de paix entre l’Etat hébreu et les Palestiniens. « Le roi Salman, gardien des lieux saints de La Mecque et Médine, ne veut pas apparaître comme celui qui a vendu Jérusalem et la Palestine », fait valoir un ancien ambassadeur occidental en poste à Riyad. Mais le souverain, âgé de 84 ans, a la santé fragile. Une fois « MBS » sur le trône, tout pourrait changer.