ENTRETIEN – Pour l’écrivain, qui sort un roman ce mois-ci, le président turc a fait de l’instrumentalisation de l’Empire ottoman un outil de défiance envers l’Occident.
Aventurisme militaire, dérive autoritaire, nostalgie ostentatoire de l’Empire ottoman… De retour d’Istanbul, où il vit la moitié de son temps, l’écrivain turc – et directeur de recherche émérite au CNRS – Nedim Gürsel décrypte l’instrumentalisation du passé par le président turc Recep Tayyip Erdogan. Il a choisi de faire de la période ottomane le sujet de son nouveau roman L’Amour et l’Insurrection – Le voyage de Candide à Istanbul, paru ce mois-ci en Turquie et en cours de traduction en France (Actes Sud).
LE FIGARO.- Comment expliquer l’obstination du président Erdogan à transposer le passé ottoman dans la Turquie moderne?
Nedim GÜRSEL.- La rhétorique n’est pas nouvelle. Il y a vingt ans, alors maire d’Istanbul, Erdogan décida de célébrer en grande pompe la prise de Constantinople en 1453 par le sultan Mehmet II. À l’époque, cela paraissait naïf. Mais les gens ont adhéré et, depuis, il en a fait un instrument politique. Actuellement en perte de vitesse – son parti, l’AKP a essuyé un sérieux revers lors des dernières élections municipales -, le président turc joue cette carte pour donner des gages à sa base conservatrice et fédérer la population autour de la nostalgie d’un passé présenté comme glorieux.
Une façon aussi de faire oublier la sévère crise économique qui secoue le pays. C’est également une manière de justifier son aventurisme militaire en Syrie, en Libye, dans le bassin méditerranéen, mais aussi ses ambitions gazières. Quand il interpelle le président Macron dans ses discours, son raisonnement est le suivant: nous avons occupé la Libye pendant quatre siècles, qu’est-ce que la France fait là-bas? Le problème, c’est que le monde a changé, mais Erdogan s’obstine à revenir sur cette période comme si ce passé était toujours présent. Il a fait de l’instrumentalisation du passé un outil de défiance envers l’Occident.
Instrumentalisation du passé, mais également réécriture de l’histoire?
On est en pleine «Ottomania». Erdogan n’hésite pas à affabuler le passé. Dans la Turquie d’aujourd’hui, on ne cesse de nous vanter les prouesses de Mehmet «le Conquérant»: les grandes expéditions du sultan, ses exploits militaires, sa victoire contre les Byzantins. Rien, en revanche, sur la face sombre de l’Empire: le despotisme, le règne de l’arbitraire, les dérives de toute sorte. Aujourd’hui, on enseigne aux enfants que les femmes byzantines accueillirent Mehmet II avec des bouquets de fleurs, en omettant de préciser que la ville fut pillée pendant trois jours. C’est ridicule, mais rares sont les historiens qui osent remettre en cause cette glorification du passé! Or, c’est justement ce rapport au pouvoir et à l’arbitraire qui est tristement d’actualité en Turquie, et qui l’éloigne chaque jour un peu plus de la démocratie.
D’où le choix de la période ottomane comme sujet de votre nouveau roman…
Ce qui me choque, c’est l’uniformisation du discours qui mine mon pays. Plus personne n’ose avoir un point de vue critique. Les voix comme la mienne sont de moins en moins entendues. Les médias turcs ne parlent que d’une seule voix. L’autre jour, je suivais un débat sur le Covid sur la chaîne de télévision privée Haber Turk et, soudain, le programme a été interrompu par un discours d’Erdogan. À chaque fois que je zappe, je tombe sur le même quidam. C’est désolant! Nous avons affaire à un président qui romance l’histoire pour en faire l’éloge. Moi, en tant qu’écrivain, je romance l’histoire pour en apporter une critique virulente. Ainsi, dans mon nouveau livre, je me suis amusé à écrire une parodie de Candide de Voltaire qui finit à Constantinople pour retrouver sa bien-aimée Cunégonde. En filigrane, j’y raconte la répression de cette époque et je rappelle, par exemple, que 44 vizirs furent étranglés sous l’Empire ottoman! Je passe par la fiction pour relater certains faits occultés, même si mon éditeur a censuré quelques passages, notamment une scène de viol.
Comment avez-vous réagi à la reconversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée?
Voilà encore une preuve du néo-ottomanisme d’Erdogan. Musée depuis 1934, l’ex-basilique devenue mosquée après la conquête ottomane symbolisait la laïcité de la Jeune République fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk. Il y a une image, datant du mois de juillet, qui m’a particulièrement horrifié: celle du président de mon pays revêtu d’une calotte islamique en train de réciter une sourate du Coran lors de la première prière organisée dans l’ex-basilique. J’y vois un changement de cap. Longtemps, on a décrit Erdogan comme un islamiste modéré. Beaucoup d’intellectuels ont voulu croire à ses réformes. Je pense qu’il serait aujourd’hui plus approprié d’utiliser le terme d’islamiste pur et simple, peut-être pas radical, mais qui contrôle tout et qui fait l’éloge d’un État despotique, à savoir l’Empire ottoman, alors que nous sommes toujours candidats à l’Union européenne! C’est très grave.
Cette posture islamo-nationaliste signale-t-elle un aveu de faiblesse ou, a contrario, le renforcement de ses pouvoirs?
Au cours de ces dernières années, Erdogan a parfaitement su titiller tantôt la fibre nationaliste, tantôt la fibre islamiste pour se maintenir au pouvoir. Dès qu’il est en perte de vitesse, il déclenche une guerre ou il joue sur les symboles, comme Sainte-Sophie, ou encore le culte du «martyr», comme après le putsch raté de 2016, pour plaire à son électorat musulman. Son ultime objectif, c’est le scrutin présidentiel de 2023. Les gens de l’opposition que je fréquente veulent croire en un président affaibli, d’autant plus que le contexte économique est mauvais. Mais il faut l’admettre: il reste un héros national aux yeux de nombreuses personnes. Aucune autre figure politique n’a son charisme. Ses deux anciens alliés politiques, l’ex-premier ministre Ahmet Davutoglu et l’ex-ministre de l’Economie Ali Babacan ne font pas le poids. Son rival kurde Selahattin Demirtas est derrière les barreaux. Reste le nouveau maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, issu de l’opposition, mais ce dernier dispose de peu de temps pour faire ses preuves. En fait, la principale force de Recep Tayyip Erdogan, c’est l’absence de concurrents sérieux.