Le Parti justice et développement (islamiste) du premier ministre, Abdelilah Benkirane, a remporté un bon score aux élections locales qui se sont tenues vendredi 4 septembre au Maroc. Le parti, qui affrontait là son premier test électoral depuis sa victoire aux législatives de 2011, arrive en tête dans les conseils régionaux (25,6 % des sièges), suivi de son rival du Parti authenticité et modernité (PAM, libéral, 19,4 %). Le PJD est notamment arrivé premier dans cinq des douze régions du pays, dont celles de Casablanca, de Rabat et de Fès. Au niveau des communes, le parti se place en troisième position.
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Politologue et enseignant à l’université de droit de Rabat, Mohammed Madani analyse les conséquences de cette progression du PJD à un an des élections législatives.
Comment analysez-vous les résultats de ces élections locales ?
Ils traduisent la polarisation entre le PJD et le PAM, les deux partis qui émergent du lot. La deuxième observation, c’est que cette polarisation profite au PJD qui se trouve désormais dans une position favorable pour les prochaines élections législatives en 2016. Le PJD dispose dorénavant d’un ancrage intéressant au niveau local, notamment d’une majorité confortable dans plusieurs grandes villes. Il s’est implanté de façon très claire à Casablanca, Rabat, Kenitra ou encore Agadir.
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S’attendait-on à ce résultat de la part du PJD ?
Non. Le PJD obtient ces résultats alors qu’il a essuyé des tirs nourris de la part des autres partis, qu’il n’a presque pas de marge de manœuvre au gouvernement face au Palais, et qu’il n’a pas non plus de relais médiatiques. En outre, au niveau régional, on n’est pas dans une période d’offensive islamiste comme en 2011, mais au contraire de reflux. L’entrée en force du PAM, qui dispose d’importants relais médiatiques et institutionnels, aurait pu l’affaiblir. Or il progresse.
On voit que les autres partis, notamment l’USFP [socialiste, dans l’opposition], reculent dans les villes. Le PAM, lui, a surtout une clientèle rurale, là où l’administration a encore la main sur les électeurs. C’est un enjeu crucial pour le futur : le PJD se renforce au sein des classes moyennes et urbaines. Celles-ci ne partagent pas forcément l’idéologie du parti, mais les électeurs se disent que sur le plan de l’intégrité, il est mieux placé que le PAM.
Ces résultats sont-ils de nature à inquiéter les décideurs ?
A première vue, on pourrait dire que non puisque le PAM [parti fondé en 2008 par un ami du roi et considéré comme très proche du Palais]est en tête. Mais le PJD sort renforcé et cela bouscule les règles tacites sur lesquelles est fondée la cohabitation entre le parti islamiste et le Palais royal. Par exemple, le PJD ne s’attaque pas au roi ni à ses conseillers. Il a également accepté que les listes électorales restent quasiment inchangées. Selon cette logique de cohabitation, il ne faudrait pas que le PJD se renforce trop, qu’il rafle toutes les élections. Or il devient, par cette poussée aux élections locales, incontournable et réduit de ce fait la marge de manœuvre du Palais. Cela peut-il créer de la nervosité du côté de la monarchie ? La question est posée.
Cette progression est une menace pour le Palais ?
Pas une menace, mais un sérieux problème. Le Palais veut un multipartisme contrôlable et contrôlé. Or, il est là face à un acteur qui se détache et qui s’inscrit dans la durée (sa progression est continue depuis 2003). Il faut rappeler que ces élections étaient prévues en 2012 mais qu’elles ont été reportées depuis, par crainte que le PJD ne les remporte.
Ces élections marquent-elles un pas vers plus de démocratie ?
Ce scrutin ne remet pas en cause les intérêts établis. En outre, il s’inscrit dans un contexte qui reste autoritaire. Mais sur le long terme, ça ouvre des espaces, ça permet à des couches sociales d’utiliser leurs voix, de s’affirmer politiquement. Même s’il y a traditionnellement dans les élections locales beaucoup d’achats de voix, une partie des électeurs a voté par conviction. Ils ne partagent pas forcément l’idéologie du PJD mais sont sensibles à leur discours de lutte contre la corruption.
Ce qui peut faire contrepoids au PJD, ce sont des forces comme la Fédération de la gauche démocratique, qui est arrivée deuxième à Agdal-Riyad. Ce n’est qu’un quartier de Rabat, mais ce genre de forces, si elles s’organisent et mènent un travail de terrain, peuvent progresser car elles utilisent des armes différentes des autres formations. Il n’y a pas d’achat de voix mais un programme politique. C’est ce type de campagne qui peut embêter le PJD.
Est-ce que l’esprit du 20 février, ce mouvement qui avait réclamé des réformes démocratiques et sociales en 2011 au moment des « printemps arabes », reste présent dans ces élections ?
Le mouvement du 20 février était lui-même une traduction de changements profonds au sein de la société marocaine, notamment dans les villes. Pour l’instant, cela s’est traduit par la progression du PJD. C’est paradoxal car le parti n’a pas participé au mouvement du 20 février et l’a même critiqué, mais il a repris à son compte certains de ses slogans contre le despotisme et la corruption. Quoi qu’il en soit, ces transformations profondes de la société, qui se sont exprimées en 2011, sont toujours à l’œuvre.
Quel islamisme le PJD porte-t-il ?
C’est un islamisme urbain, très pragmatique qui veut répondre aux préoccupations des classes moyennes et urbaines. C’est un mouvement qui veut changer la société mais qui le fait à partir d’une vision conservatrice et qui l’assume. Ils défendent des positions conservatrices sur les femmes, l’avortement, l’homosexualité, la peine de mort, et ont une base sociale pour cela. Le PJD porte en particulier la défense de la famille dans une société où celle-ci est un enjeu très important et tend à être bousculée par les divorces, les naissances hors mariage. Il y a dans la société marocaine un mouvement d’affirmation des libertés individuelles, notamment sur le plan sexuel. Cela dérange certaines couches de la société. Le PJD développe sur tous ces sujets un discours conservateur qui rassure. Dans un autre contexte, on peut comparer leur discours à celui des démocrates-chrétiens conservateurs.
Que va-t-il se passer maintenant ? Casablanca sera-t-elle présidée par un parti islamiste ?
D’un point de vue arithmétique, ils peuvent diriger une ville comme Casablanca puisqu’ils y ont remporté une majorité confortable. Mais dans le cadre de ces compromis qui fondent la cohabitation avec la monarchie, il se peut que le PJD y renonce. Ils peuvent par exemple renoncer à diriger des villes en échange de la présidence d’une région. Il va maintenir y avoir des négociations importantes entre partis pour former des coalitions et élire les présidents des conseils municipaux et des régions. Les voix engrangées par le PJD ne se traduiront pas forcément en présidences de ville pour eux mais ce qui est sûr, c’est qu’elles vont donner au parti islamiste un rôle de faiseur de rois au niveau local.