Une veillée d’armes, une course contre la montre. Depuis les attentats terroristes qui ont visé des églises à Bagdad et à Alexandrie, rien ne va plus. Ni les embrassades, ni les protestations d’union nationale, ni les témoignages émouvants de coexistence ne semblent pouvoir conjurer un sort que chacun éprouve en lui avec angoisse et appréhension. Les oiseaux de malheur ne parlent, depuis des années, que de la fin attendue des chrétiens dans cet Orient qui est la chair de leur chair et dont ils sont les plus anciens autochtones au sens le plus complet du terme. Les violences contre des lieux de culte chrétiens sont-ils le signe d’une persécution, d’une manipulation politique ? Sont-ils l’œuvre de l’ennemi qui chercherait à déstabiliser le monde arabe en s’en prenant à son talon d’Achille : la liberté de croyance et les conséquences qu’elle entraîne sur le statut du citoyen au sein de l’espace public ?
L’Orient de nulle part
Que signifie donc
l’expression « chrétiens d’Orient » ? Les intéressés eux-mêmes ne peuvent se qualifier ainsi car ils sont chez eux, là où ils sont, et non dans un ailleurs d’où ils regarderaient leur patrie et leurs maisons du côté où le soleil se lève. Quel est cet Orient ? S’agit-il d’une donnée géographique ou de la notion de dar el-islam (demeure/douaire de l’islam), catégorie fondamentale du droit public islamique qui oppose structurellement la demeure de l’islam à celle de la guerre (dar el- harb)?
Si, par Orient, on entend le douaire de l’islam, cela indiquerait une compréhension particulière de l’espace de la cité où les non-musulmans sont forcément des représentants de dar el-harb (douaire de la guerre). Ils peuvent, tout au plus, accepter de se soumettre au cadre juridique de la dhimmitude (ahl el-dhimma). Dans ce cas, ils sont exemptés de l’impôt du sang contre paiement d’un impôt de capitation (al-jizya), ce qui leur accorde un statut de simple tolérance qui ne leur reconnaît pas une citoyenneté à part entière. Du strict point de vue islamique, la notion même de « chrétiens d’Orient » fait donc référence à une catégorie du droit public musulman. D’un point de vue occidental, la même notion renvoie à une vision du christianisme qui fait de cette religion un paramètre exclusif de la culture occidentale. Du point de vue des intéressés eux-mêmes, le fameux « chrétien d’Orient » ne peut, dès lors, qu’entraîner une double aliénation identitaire :
– Par rapport à une histoire autochtone pluriséculaire quand elle n’est pas plurimillénaire. Le « chrétien d’Orient » percevra toujours son identité historique à l’intérieur de la matrice du droit public islamique. Il sera toujours un minoritaire à la recherche de garanties de sa survie culturelle.
– Par rapport à l’histoire récente du monde, le « chrétien d’Orient » aura tendance à se croire ou se percevoir comme étant une sorte de représentant de l’Occident en Orient. Cette forme d’aliénation est d’autant mieux renforcée qu’on a trop répété au « chrétien d’Orient » qu’il est un pont entre l’Occident et l’Orient. Un pont est, par définition, un lieu de nulle part sur lequel tout le monde peut passer.
Survie chrétienne ou crise arabo-islamique ?
Ce que révèlent les attentats contre des églises irakiennes et égyptiennes, ce n’est point « comment protéger » la survie des « chrétiens d’Orient ». Le problème qui s’étale devant nos yeux n’est pas chrétien car c’est celui du conflit entre la modernité et l’islamisme traditionnel. Comment être un citoyen à part entière au regard du droit public des États arabo-islamiques si on a choisi de ne pas adhérer à la foi musulmane ? On ne peut pas prétendre combattre l’islamophobie en Occident tout en persistant à pratiquer une discrimination à l’égard des non-musulmans en Orient. On ne peut, dans ces conditions, que saluer la proposition du Premier ministre libanais de convoquer une réunion urgente et extraordinaire de la Ligue arabe afin de débattre de ce problème, et ce dans la fidélité à l’esprit des accords de Taëf. Ce que révèle la tragédie d’Alexandrie c’est l’impasse dans laquelle se trouve la culture arabe actuelle.
L’histoire en dira long sur la valeur méconnue des accords de Taëf qui ont permis de sortir le « chrétien du Liban » du statut de « minorité » vers celui de partenaire à part entière dans la vie publique. On comprend pourquoi les ultrasalafistes sunnites et les chiites khomeynistes du Hezbollah sont si hostiles à Taëf : il n’est pas assez islamiste à leurs yeux. Quant aux chrétiens, anti-Taëf, qui envisagent favorablement l’idée d’une fédération des minorités en Orient, ils continuent à percevoir leur identité de dhimmis au sein de la matrice islamique et non en dehors.
En dépit des difficultés, le rôle du Liban de Taëf est de plus en plus évident. Il s’agit, ni plus ni moins, de construire un modèle d’arabité où le vivre-ensemble aura enfin un sens politique dépassant de loin les embrassades mutuelles entre barbus et enturbannés ou la simple et éphémère émotion du partage de quelques moments de piété. Mais un tel projet suppose une implication accrue des chrétiens dans la vie publique, car c’est là où réside la garantie de la dignité de leur vie, chez eux.
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L’Orient – Le Jour