À quelques mois du vingtième anniversaire du drame de la place Tiananmen, et alors que la situation économique et sociale se dégrade, la charte 08, signée par des centaines de militants des droits civiques, mobilise toute l’attention sécuritaire du gouvernement chinois.
D’un groupe de rock underground dans l’Europe de l’Est de la fin des années 1970 au nouveau mouvement démocratique qui germe dans l’immense Chine postolympique, le lien ne semble pas naturel. Et pourtant. La charte 08, signée par des centaines de militants des droits civiques et qui mobilise aujourd’hui toute l’attention sécuritaire du gouvernement chinois, est une référence directe à la fameuse charte 77, qui ébranla la Tchécoslovaquie communiste. Signée le 1er janvier 1977 par une poignée de dissidents, au premier rang desquels Vaclav Havel, la charte 77 dénonçait à l’origine la répression du gouvernement communiste contre les rockers de The Plastic People of the Universe. Elle joua un rôle clé pour conduire le pays jusqu’à la «révolution de velours» de 1989. Il est évidemment trop tôt pour savoir si la charte 08 jouera un rôle important dans l’évolution de la Chine. Mais une chose est sûre, l’affaire n’est pas prise à la légère par Pékin. Parce que le texte apparaît comme le document le plus abouti depuis 1989. Et parce qu’il est diffusé à quelques mois d’un moment extrêmement sensible, le vingtième anniversaire du drame de la place Tiananmen, le 4 juin prochain.
Un programme en 19 points
Tout a commencé le 8 décembre dernier, quand les autorités chinoises ont embastillé une figure de la dissidence chinoise, l’écrivain Liu Xiaobo, considéré, semble-t-il, comme l’une des grandes plumes de la charte 08. L’ancien professeur de littérature avait déjà fait vingt mois de prison après Tiananmen et trois ans de camp de «rééducation par le travail» en 1996. On ne sait pas aujourd’hui où il est détenu. Fin décembre, des intellectuels du monde entier ont signé une pétition pour demander sa libération. Pékin a donc réagi de manière brutale, avant même que le texte ne soit publié, pour le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 10 décembre. En ces temps de crispation politique à Pékin, le texte sonne comme un défi. Il déroule un programme en dix-neuf points, pour améliorer les droits de l’homme et démocratiser le système. Une transition qui passe par la fin du monopole du parti unique, la liberté d’association et l’instauration d’un système judiciaire indépendant. À l’origine, 303 personnes ont signé le texte, des avocats, des écrivains, des universitaires et même un certain nombre de membres du PC. Ils sont depuis soumis à une forte pression policière. Mais malgré les barrières érigées sur l’Internet chinois, le texte circule toujours, saute de blog en forum, gagne chaque jour des signataires. Ils seraient aujourd’hui 7 000, dont 5 000 en Chine et 2 000 à l’étranger. Le Figaro a rencontré trois grandes figures de cette inédite et audacieuse initiative.
L’homme qui prend paisiblement le soleil de l’hiver pékinois derrière les vitres de son balcon, n’a rien a priori d’un dangereux subversif. Il est pourtant surveillé 24 heures sur 24 par la police. Bao Tong parle librement, protégé des foudres extrêmes par son âge (76 ans) et son statut d’ancien dignitaire du PC. Il est l’un des survivants de l’équipe réformiste balayée par le massacre de Tiananmen. Sur une étagère, une photo de Zhao Ziyang, l’ancien patron du PC «purgé» en 1989 pour s’être opposé à l’envoi de l’armée pour mater le mouvement prodémocratique. Bao Tong était son bras droit et il a passé sept ans en prison.
«Nous sommes plus réalistes que le PC»
Dès la première question, il brandit un petit livret comme un viatique. «Ce qui l’emporte sur tout, c’est la Constitution de la République populaire de Chine, dit-il, et l’article II dit que le pouvoir appartient au peuple. La charte 08 ne découle que de cela. Le gouvernement veut-il mettre la Constitution en résidence surveillée… ?» En cela, les signataires de la charte 08 sont bien les fils spirituels des «chartistes» de Prague. À l’époque, les amis de Vaclav Havel se contentaient d’appeler le pouvoir communiste à respecter la Constitution et l’acte de la conférence d’Helsinki de 1975, dont il était signataire. «Une république, sans élections, cela devient ridicule, non ?», poursuit Bao Tong. Et puis il y a le grand fléau de la corruption. «Le gouvernement s’y attaque, mais les milliers de commissions de discipline du parti n’arriveront jamais à ce que pourrait faire le peuple si la parole et la presse étaient libérées. On dit que nous sommes des idéalistes, mais nous sommes plus réalistes que le PC.»
Jusqu’au dernier moment, le rendez-vous avec Zhang Zuhua dans l’arrière-salle d’un café de Pékin était incertain. Il a été interpellé le 8 décembre en même temps que Liu Xiaobo. «Ce jour-là, une trentaine de policiers ont fait irruption chez moi à 23 heures. On m’a relâché douze heures plus tard. Ils ont embarqué ordinateur et dossiers. Ils ne m’ont pas lâché depuis», s’excuse-t-il. Après avoir participé au mouvement de 1989, Zhang Zuhua s’est consacré à la défense des droits civils. Il n’a pas peur de dire qu’il est un des rédacteurs principaux de la charte 08. «Sa préparation a duré plusieurs années et une centaine de personnes a été consultée, pour couvrir tous les domaines, la politique, l’économie, le social, explique-t-il. C’est un texte tout simple, modéré, légaliste.» Avec de nombreuses sources d’inspiration, la Constitution anglaise de 1215 comme la Déclaration d’indépendance américaine ou la Déclaration des droits de l’homme française «et surtout le mouvement de la société civile qu’a connu Taïwan avant 1986». Il reconnaît que la Chine a fait des progrès, mais «qu’au moins huit libertés du citoyen chinois ne sont pas respectées et que la réforme politique reste à faire». Au passage, il fait remarquer que le système fédéral proposé par la charte permettrait de régler en douceur des questions sensibles comme Taïwan, le Tibet ou le Xinjiang.
Dans son bureau jouxtant la Cité interdite, dans une vieille maison à cour carrée, l’avocat Mo Shao Ping explique pourquoi il a signé «de manière exceptionnelle» la charte 08. «J’ai défendu beaucoup de cas sensibles depuis vingt ans, raconte-t-il, mais je n’ai jamais signé une pétition ni une lettre ouverte. Là, je l’ai fait car c’est un document majeur. Il est légaliste, raisonnable, décrivant avec des mots simples des valeurs inestimables.» Selon lui, c’est la première fois depuis 1949 qu’un document trace le cadre d’une réforme politique globale et fait la synthèse de presque toutes les écoles de pensée des dissidents chinois. «Cela explique la nervosité du gouvernement, sa réaction très excessive, confie-t-il. Il faudra du recul, mais vous verrez que l’on réalisera un jour que ce texte aura eu un impact au moins aussi important que la charte 77.»
Alors, un avant et un après charte 08 ? Chercheur du CNRS au CEFC (Centre d’études français sur la Chine contemporaine) de Hongkong, Jean-Philippe Béja n’est pas loin de le penser. «C’est certainement le texte le plus abouti depuis vingt ans, aussi large tant par les sujets couverts, qui vont des droits civiques à l’environnement, que par l’éventail des signataires.» Béja fait remarquer que c’est la première fois qu’autant de gens signent un texte avant de le rendre public, la première fois aussi que «l’on va au-delà de la dissidence classique et que l’on trouve des signataires qui sont à l’intérieur du système». Des membres de l’Université du peuple ou de l’Académie des sciences sociales, qui sert de boîtes à idées aux cercles du pouvoir, ont ainsi signé. «Mais de là à imaginer que la charte devienne une base commune pour fédérer les différents mouvements sociaux à venir, il y a un immense pas, même si des activistes paysans l’ont signé, par exemple», poursuit-il.
Pékin a vu le danger
De la même manière, on voit mal les étudiants d’aujourd’hui descendre dans la rue. Le repli individualiste est très net, tandis que la course à l’argent laisse peu de place aux grands idéaux. Il y a cependant l’inconnue des centaines de milliers de diplômés que la crise va laisser sur le carreau. Pékin a vu le danger. En témoigne la récente visite du premier ministre, Wen Jiabao, pour les rassurer. Et cet e-mail qu’ont reçu le 16 janvier les étudiants en droit de l’Université de Pékin, après à une «réunion d’urgence au sujet de la charte 08». Il leur est demandé de bien reconnaître la nature de la charte, «anti-Parti communiste, antisocialiste», et de la «boycotter fermement».
En 1977, le gouvernement communiste de Prague avait riposté en montant une contre-pétition, appelée «l’anticharte». L’anticharte chinoise a pris la forme d’un grand article publié il y a dix jours dans la principale publication idéologique du Parti, Qiushi («chercher la vérité») . Le numéro quatre du régime communiste, Jia Qinglin appelle à «bâtir une ligne de défense pour résister aux concepts occidentaux de multipartisme et de séparation des pouvoirs et autres idées erronées». Pékin n’a pas envie que l’histoire bégaie, à vingt ans d’intervalles. Et a tracé sur le pavé de Tiananmen une ligne rouge à ne pas franchir.
» DOCUMENT (pdf) – La Charte 08
Par Arnaud de La Grange, correspondant à Pékin