Une normalisation politique du pays du Cèdre ne pourra se faire sans une réforme en profondeur du parti chiite. Mais à court terme, l’entreprise s’annonce difficile.
«Tous, ça veut dire tous!» Dévastés par l’explosion meurtrière du 4 août, triste miroir de la descente aux enfers de leur pays multiconfessionnel et politiquement fragmenté, les Libanais martèlent inlassablement le cri de ralliement de leur révolution inachevée d’octobre 2019. D’une seule voix, ils dénoncent en bloc la corruption, le dysfonctionnement et l’hypocrisie de leurs leaders, toutes tendances confondues.
Ce tragique incident «est le produit d’une élite politique prédatrice qui a imposé sa mainmise sur les institutions étatiques en les suçant jusqu’à la moelle, tout en laissant les services publics s’effondrer jusqu’à atteindre un point de non-existence», observe dans son dernier rapport le think-tank Crisis Group. Dans un contexte de démission gouvernementale et d’effondrement économique, l’appel à réformer d’urgence le système est plus que jamais brûlant. Mais un changement est-il réellement possible sans que le Hezbollah, véritable «État dans l’État», et dont les intérêts dépassent ceux du Liban, ne lâche du lest?
Parrainé par la République islamique d’Iran, le Parti de Dieu chiite doit paradoxalement sa percée, dans les années 1980, à ses aides aux populations démunies du Sud-Liban et, de facto, à sa politique anticorruption. Fondée en 1982, en pleine guerre civile libanaise (1975-1990), la mouvance politico-religieuse parvient au fil des années à acquérir une légitimité politique, y compris parmi certains membres des communautés chrétienne et sunnite, en s’affichant comme le parti de la «Résistance» face à l’ennemi voisin israélien. C’est à ce titre, aussi, qu’il a toujours défendu la question controversée de son arsenal militaire. «Il est le seul parti libanais qui n’a pas désarmé» depuis sa création, rappelle Julien Théron, enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po.
En 2005, le Hezbollah rejoint pour la première fois le gouvernement après les élections législatives. Mais à l’instar des rares apparitions publiques de son énigmatique leader, Hassan Nasrallah, le parti proche de Téhéran s’attelle à cultiver une politique de l’ombre qui lui garantit d’incroyables leviers pour bloquer toute forme de changement. «Il a détourné le processus politique à maintes reprises. Souvenez-vous de (la crise de) 2007-2008 ou du blocage du processus électoral en 2014-2016», remarque Emile Hokayem, chercheur à l’Institut international des études stratégiques (IISS). «Le Hezbollah, précise-t-il, se place à la fois dans le système pour se protéger et faire des deals avec d’autres forces politiques, et au-dessus du système.»
Profitant de la faiblesse de ses rivaux au sein de la nébuleuse politique, le Hezbollah est toujours parvenu à renforcer et à préserver ses acquis. Il a démultiplié des réseaux plus ou moins indirects et illicites lui permettant, sans scrupule, d’imposer son droit de regard sur l’aéroport, de contrôler la culture et le commerce de cannabis et, plus récemment, de s’enrichir de la crise financière en offrant son propre taux de change du dollar au marché noir. «Le Hezbollah domine la scène politique sans chercher officiellement à monopoliser le pouvoir tant qu’il arrive à disposer des “ressources” du pays, sans en assumer officiellement la responsabilité», constate Fadi Assaf, fondateur du cabinet Middle East Strategic Perspectives, basé à Beyrouth, dans une tribune parue dans L’Opinion.
Autant d’acquis qu’une majorité de Libanais, y compris les nombreux déçus parmi ses ex-supporteurs, remettent aujourd’hui en question. La popularité du parti chiite commence à chuter dès 2011. Son soutien aveugle au raïs de Damas, Bachar el-Assad, et son engagement dans la guerre syrienne sous couvert de «lutte contre Daech» et de «protection» de la frontière libanaise sont mal vécus par une partie de sa base.
En 2019, la répression des manifestations libanaises entame encore plus son image. Dénonçant sans distinction le pouvoir oligarchique aux commandes du pays, la rue accuse ouvertement le Hezbollah de «corruption» et d’«autoritarisme». Sourd aux critiques, ce dernier n’hésite pas à laisser ses sbires mater les protestataires et à brûler à plusieurs reprises le symbolique «poing de la révolution» sur la place des Martyrs de Beyrouth, tout en dénonçant un «complot étranger».
Le drame du 4 août n’a fait que raviver la colère contre le Parti de Dieu. Car s’il n’est a priori pas directement responsable de l’explosion du stock de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, conservé depuis 2013 dans le port de la capitale libanaise, il aurait pu éviter la catastrophe. «Le groupe est connu pour exercer un degré de contrôle sur le port de Beyrouth (…) Il est impossible que le Hezbollah ait raté la présence de cette réserve de produits chimiques», observe le chercheur David Daoud, dans un article publié sur le site de l’Atlantic Council. D’autant plus, croient savoir certains experts, que la mouvance chiite se servirait de ce même port pour y entreposer une partie de son arsenal militaire.
L’indispensable réforme du Hezbollah ne fait aucun doute. «Elle est la seule garante d’une véritable transformation politique du pays», estime Emile Hokayem. L’entreprise est néanmoins délicate, voire impossible sur le court terme. Car pour protéger son statut armé et son autonomie stratégique et opérationnelle, et pour continuer à avoir un droit de veto sur les questions de politique étrangère et de défense, le Hezbollah a tout intérêt à conserver le statu quo actuel.
«Pour obtenir un vrai changement du Hezbollah, il faudrait un changement au niveau iranien. Or cela dépend d’un accord géopolitique qui dépasse le Liban. Cela demandera beaucoup d’efforts diplomatiques. Il faudra rassurer la communauté chiite. Il faudra une pression internationale calibrée pour faire comprendre au Hezbollah qu’il pourra continuer à exister en tant que parti politique. Or cela ne semble pas envisageable pour le moment, en tout cas pas dans les semaines et les mois qui viennent», conclut-il.