LE MONDE Par Louis Imbert, Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant) et Ghazal Golshiri
L’Arabie saoudite a rompu ses liens diplomatiques avec l’Iran, dimanche 3 janvier, après l’incendie et le sac partiel de son ambassade à Téhéran, et une manifestation violente devant son consulat dans la ville orientale de Machhad, dans la nuit de samedi à dimanche. Le ministre saoudien des affaires étrangères, Adel Al-Joubeir, a annoncé que les personnels diplomatiques iraniens devraient quitter le pays sous 48 heures. Il a cité à l’appui de la décision de Riyad, une première depuis 1988, la « longue histoire de violation de missions diplomatiques étrangères » en Iran, et a accusé le pays de fournir armes et explosifs à des cellules terroristes dans le royaume. Dimanche soir, les familles de diplomates saoudiens, parties de Téhéran par avion, étaient accueillies à Dubaï.
Cette séquence à haut risque s’est ouverte samedi, avec l’exécution en Arabie saoudite d’un dignitaire chiite, Nimr Al-Nimr, figure de proue des manifestations réprimées par le royaume en 2011 et 2012 dans la province orientale, à majorité chiite. Depuis sa condamnation à mort en octobre 2014, le sort d’Al-Nimr constituait une bombe à retardement. Ce religieux, formé en Iran, a été exécuté en même temps que 46 autres personnes, dont au moins trois autres chiites et une quarantaine de militants radicaux sunnites, impliqués dans des attaques menées par Al-Qaida en Arabie saoudite il y a dix ans. Il s’agit de la plus large exécution de masse dans le pays depuis 1980, selon Human Rights Watch.
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L’exécution d’Al-Nimr, un « gage » aux conservateurs saoudiens
Cette démonstration de fermeté intervient dans un contexte délicat. La monarchie saoudienne s’est engagée à lutter contre l’organisation Etat islamique (EI) et l’extrémisme sunnite en créant en décembre une coalition islamique « contre le terrorisme », au risque de mécontenter les milieux les plus conservateurs du pays. L’exécution du cheikh Al-Nimr était donc une forme de « gage » donné à ces derniers. Par ailleurs, Riyad vient de présenter un budget d’austérité, en réponse à la baisse des prix du brut.
La monarchie ne pouvait ignorer que l’exécution d’Al-Nimr provoquerait de violentes réactions dans tout le monde chiite. Le Guide suprême de la République islamique d’Iran, Ali Khamenei, qui revendique un leadership sur les chiites du monde entier, a dénoncé l’exécution d’Al-Nimr. Samedi, son compte Twitter affichait un photomontage assimilant l’exécution du cheikh par un bourreau saoudien à celles menées par l’EI. Dimanche matin, il annonçait que « la main divine de la revanche saisira[it] les politiciens saoudiens par la gorge ». Le Guide se gardait cependant de prononcer des menaces directes et précises envers Riyad.
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Les critiques acerbes d’Ali Khamenei font écho à celles formulées après la bousculade de La Mecque, qui avait fait plus de 2 200 morts en septembre 2015, dont plus de 400 Iraniens. Des attaques nationalistes et anti-arabes avaient eu lieu en Iran. « Le Guide se doit de prendre en compte ce ressentiment, cette haine qui s’exprime dans l’establishment comme dans la société iranienne », analyse la sociologue Azadeh Kian, de l’université Paris-VII.
Une attaque violente de militants radicaux
L’attaque de l’ambassade saoudienne à Téhéran, samedi, a pu obéir en partie à cette logique. Elle semble avoir été organisée par des éléments radicaux affiliés aux milices populaires iraniennes, les bassidjis. Ceux-ci s’étaient donné rendez-vous samedi devant l’ambassade saoudienne à travers un site Internet, « Les Officiers de la guerre discrète ». Une première manifestation, contenue par la police, a laissé place à une seconde vague, plus violente, qui a pénétré durant la nuit dans la représentation diplomatique et y a mis le feu.
Selon Riyad, le chargé d’affaires a tenté à plusieurs reprises de joindre le ministère iranien des affaires étrangères, mais en vain. Les diplomates ne se trouvaient alors plus dans le bâtiment. A leur place, des militants radicaux iraniens, munis de pierres et de cocktails Molotov, prenaient la pose dans les bureaux et postaient leurs photographies sur Twitter, avant d’être dispersés par les forces de l’ordre. Ce n’est que dimanche après-midi que le chargé d’affaires saoudien a pu inspecter les locaux, dévastés et pillés selon Riyad.
Cet assaut rappelle celui mené en 2011 contre l’ambassade du Royaume-Uni, peu après l’adoption de sanctions liées au programme nucléaire iranien. Mais cette fois-ci, le pouvoir iranien a rapidement réagi, qualifiant l’attaque d’« en aucune façon justifiable, et qui manque de respect à l’Iran avant tout », selon le président modéré Hassan Rohani. Le pouvoir judiciaire, aux mains des conservateurs, a annoncé dès dimanche une quarantaine d’arrestations. Les associations de bassidjis de huit universités de Téhéran ont condamné l’attaque et de nouvelles manifestations, dimanche, à Machhad et à Téhéran, ont été dispersées. « L’Iran ne veut pas prendre de risque, estime David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique.Après l’accord international sur le nucléaire [conclu en juillet dernier à Vienne], il ambitionne de réintégrer la communauté internationale, et sait qu’il lui faut pour cela respecter des normes de base. » Téhéran a réagit lundi matin avec calme et ironie à la rupture annoncée par Riyad : « L’Arabie saoudite voit non seulement ses intérêts mais aussi son existence dans la poursuite des tensions et des affrontements, et essaie de régler ses problèmes intérieurs en les exportant vers l’extérieur », a fait savoir le minitère des affaires étrangères.
Le raidissement assumé du roi Salman
La brusque escalade amorcée par Riyad, elle, est conforme au style énergique – impulsif, disent ses critiques – du nouveau roi Salman et surtout des deux super-ministres qui l’épaulent, son fils et vice-prince héritier Mohamed Ben Salman, chargé de la défense, et son neveu et dauphin, Mohamed Ben Nayef, affecté à l’intérieur. Dès son arrivée au pouvoir, il y a un an, ce triumvirat a musclé la diplomatie saoudienne dans le but d’endiguer l’influence iranienne au Proche-Orient. Ce raidissement, qui contraste avec la fin de règne d’Abdallah, accusé de mollesse, s’est matérialisé par l’entrée en guerre de l’Arabie saoudite au Yémen, en mars dernier.
Aux yeux des nouveaux hommes forts de Riyad, ne pas intervenir contre les houthistes, une rébellion de confession zaïdite (un rameau du chiisme), alliés à l’Iran, aurait conduit à l’installation, à leur frontière sud, d’un Hezbollah yéménite. « Les Saoudiens estiment que les Iraniens sont en plein hubris et qu’ils cherchent à profiter du désengagement américain de la région », expliquait en décembre, un diplomate en poste à Riyad. « C’est inacceptable pour eux, ils sont décidés à ne plus les laisser passer. »
Cet accès de tension survient, paradoxalement, alors que les relations saoudo-iraniennes semblaient en voie de réchauffement. A Vienne, en novembre, lors de la conférence sur la Syrie, les ministres des affaires étrangères des deux pays avaient accepté de s’asseoir à la même table et s’étaient même entretenus en privé. A la fin de l’année, Riyad avait annoncé son intention denommer un ambassadeur à Téhéran, qui devait remplacer sous peu le chargé d’affaires.