Située au carrefour de l’Orient et de l’Occident, Sainte-Sophie a toujours suscité la convoitise
C’est sa splendeur qui a conduit les Slaves, païens, à devenir orthodoxes au Xe siècle. Dépêchés à Sainte-Sophie de Constantinople pour enquêter sur le christianisme, les émissaires de Vladimir, grand-prince de Kiev, sont subjugués : « Ils nous conduisirent là où ils célébraient leur Dieu et nous ne savions plus si nous étions dans les cieux ou sur la Terre. Il n’y a, en effet, sur terre rien d’une telle beauté. C’est là que Dieu demeure avec les hommes ! »
Ebloui par la description qui lui est rapportée – la finesse des mosaïques, l’or des icônes, l’éclat des marbres –, celui qui sera considéré comme le fondateur de la « Sainte Russie » se convertit au christianisme oriental, et avec lui la majorité du peuple slave. Sainte-Sophie valait bien une messe.
Dressé sur une colline surplombant la mer de Marmara, le monument a été construit au VIe siècle sur les ruines d’une église plus ancienne édifiée vers 325 par Constantin, le premier baptisé des empereurs romains. Mais l’édifice – déjà surnommé « la Grande Eglise » – subit les vicissitudes du temps et est détruit en 532 au cours de violentes émeutes dans la ville, qui compte alors quelque 400 000 habitants. Fervent chrétien – il persécute sans relâche les païens « hérétiques » –, l’empereur Justinien (483-565) décide aussitôt de reconstruire la basilique.
Au terme d’un chantier-éclair de cinq années conduit par les meilleurs architectes de l’époque, Isidore de Milet et Anthémios de Tralles, et qui voit s’affairer plus de 10 000 ouvriers, l’église de la Sainte-Sagesse (Hagia Sophia, en grec) devient le monument le plus spectaculaire de la chrétienté. Avec ses 55 mètres de hauteur et ses 30 mètres de diamètre, son dôme est le plus grand du monde pendant plus de mille ans, jusqu’à ce que celui de la basilique Saint-Pierre de Rome ne vienne le détrôner. Inaugurant son chef-d’œuvre en 537, Justinien se serait exclamé : « Je t’ai vaincu, ô Salomon ! », en référence au Temple de Jérusalem.
Troubles politiques
Imposante de l’extérieur, la basilique de la « nouvelle Rome » se révèle au contraire tout en légèreté à l’intérieur, et comme « suspendue au ciel par une chaîne d’or », s’émerveille l’historien Procope de Césarée. Splendide, l’édifice n’en demeure pas moins fragile. Les secousses sismiques provoquent régulièrement d’importants dommages – jusqu’à entraîner l’effondrement du dôme à plusieurs reprises.
Aux catastrophes naturelles s’ajoutent les troubles politiques, plus particulièrement le contexte de rivalité entre la papauté romaine et le patriarcat de Constantinople, en froid depuis le schisme de 1054. Détournée de ses objectifs initiaux – la reconquête des lieux saints de Jérusalem –, la quatrième croisade, en 1204, aboutit au sac de Constantinople par les croisés. Sainte-Sophie est pillée, son autel détruit afin d’en récupérer les matériaux précieux, ses reliques emportées. La merveille de l’orthodoxie est consacrée en église catholique – sa première conversion –, et abrite le siège du patriarche latin de Constantinople, avant que les Byzantins ne reprennent la ville en 1261.
Deux siècles plus tard, la « nouvelle Jérusalem » tombe de nouveau, cette fois sous le joug des Turcs ottomans. L’Empire romain d’Orient ne se relèvera pas. Mais alors que les conquérants musulmans détruisent ou pillent la plupart des monuments chrétiens du pays, Hagia Sophia est épargnée par le sultan Mehmet II. Eclatant trophée de guerre, la basilique déchue devient la mosquée Aya Sofya (en turc) en 1453. Le symbole irrécusable de la victoire de l’islam sur le christianisme. Sitôt après sa conquête, Mehmet II viendra y faire la prière du vendredi.
Pour humiliant que cela soit aux yeux des vaincus, le fait de convertir un lieu de culte n’a rien d’exceptionnel à cette époque. Ainsi la mosquée de Cordoue, en Espagne, est-elle devenue la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption après la Reconquista, en 1236. De même, nombre de monuments chrétiens ont été construits sur d’anciens temples païens – c’est d’ailleurs sans doute le cas de Sainte-Sophie de Constantinople, qui pourrait avoir été bâtie sur les ruines d’un temple d’Apollon.
« Il y a une peur, un complexe »
Toujours est-il que Aya Sofya s’islamise peu à peu : les croix et les cloches sont retirées, les mosaïques et les peintures murales couvertes de lait de chaux – l’islam rejetant les représentations humaines –, tandis que l’imposante silhouette de la Grande Eglise se voit flanquée de quatre minarets.
Et c’est paradoxalement l’ancien lieu de culte chrétien qui devient le modèle des mosquées ottomanes. Au XVIe siècle, Soliman le Magnifique, qui se rêve en nouveau Justinien, demande à son architecte Sinan de construire une mosquée – la Süleymaniye – sur le modèle de Sainte-Sophie, toute proche, même si son plan basilical s’avère inadapté au culte musulman.
Demeurée, au fil du temps, une icône de l’architecture, l’ancienne basilique se trouve une nouvelle fois instrumentalisée après la première guerre mondiale. Mis en difficulté par les puissances de l’Entente, les Ottomans menacent de dynamiter Sainte-Sophie de Constantinople – la ville reçoit officiellement le nom d’Istanbul en 1930.
Tout autre sera la politique de Mustafa Kemal Atatürk. En 1934, le premier président de la République de Turquie désacralise la basilique-mosquée pour « l’offrir à l’humanité », la transformant en musée. Un geste qui s’inscrit dans sa volonté d’ancrer le pays dans la modernité et la laïcité, au même titre que le changement d’alphabet ou l’abolition du califat, en 1924.
Cette politique a fait long feu : les velléités d’instrumentaliser un monument si puissamment symbolique ont rapidement refait surface. Les imposants panneaux calligraphiés aux noms d’Allah, de Mahomet, des quatre califes et des petits-fils du Prophète, qu’Atatürk avait fait décrocher, sont remis en place dans les années 1950. En 2012, des militants d’un parti islamiste et nationaliste organisent une prière musulmane sous la coupole byzantine.
« Il y a une peur, un complexe derrière cette démarche de reconversion, analyse l’historien Edhem Eldem. On répète symboliquement l’acte de conquête. »
LE MONDE