Ainsi, nous devons faire le constat que l’homme serait devenu une sorte de passoire cybernétique traversé par des flux réticulaires sur lesquels il n’a strictement aucune prise. Les réseaux sociaux occupent une telle place dans la vie des « connectés » qu’ils seraient devenus une des principales sources d’information semble-t-il. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ?
Il faut certes se réjouir du fait qu’un outil technique facilite le contact, rapproche les gens, permet de retrouver des parents et des amis éloignés, voire de surveiller des personnes isolées ou malades, de se rassurer sur la présence de son enfant en tel ou tel lieu etc… Nul ne peut mettre en cause l’utilité inestimable de tels moyens qui rapprochent les gens et leur permettent de se retrouver, voire de créer des réseaux de solidarité.
Ces mêmes réseaux sociaux se révèlent de plus en plus comme un lieu virtuel de rencontre, l’équivalent d’autant d’espaces publics où les gens peuvent entreprendre une mobilisation citoyenne qui peut infléchir le cours de grands événements politiques. On vient de voir, récemment, lors de l’attentat de Nice, comment ces réseaux ont permis à la solidarité anonyme de retrouver des enfants perdus. On a de même constaté l’extraordinaire efficacité des réseaux dans l’avortement du récent coup d’état en Turquie. L’histoire n’oubliera pas de sitôt l’image du président Erdogan sur son smartphone et l’exceptionnelle mobilisation que cette image a entraînée.
Mais toute médaille a son revers. De l’autre côté du miroir, le réseau social nous révèle sa face sombre et ténébreuse ainsi que les risques et périls qu’il véhicule. Il n’est pas uniquement un outil de contact et de communication. Il n’est pas seulement une plateforme d’échange et de dialogue, toujours utile, souvent salutaire et parfois vitale. Il est également autre chose. Il possède, en lui-même, une dimension à peine cachée et qui n’est pas loin de ressembler au « Panoptique » merveilleusement analysé par Michel Foucault.
A l’origine, le Panoptique est une prison à l’architecture très particulière, imaginée par les frères Bentham, philosophes utilitaristes anglais du XVIII°s. Une structure polygonale comprend des cellules d’incarcération disposées autour d’une tour centrale dans laquelle est logé un gardien qui peut donc surveiller le plus grand nombre possible de prisonniers sans que ces derniers puissent savoir s’ils sont réellement observés ou non. Selon ses inventeurs un tel dispositif devrait induire un « sentiment d’omniscience invisible » chez les détenus.
C’est cette idée que reprendra Michel Foucault, indépendamment de tout usage spécifique du modèle carcéral du Panoptique de Bentham. Foucault préfère parler du « Panoptisme » pour dire le modèle abstrait, ou virtuel, d’une société entièrement axée sur le contrôle social ; où il ne s’agit plus de « voir sans être vu » mais plutôt d’imposer « une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque ». Foucault ignorait, en écrivant ces lignes en 1975 dans Surveiller et Punir, à quel point il était visionnaire. Quarante ans après, il suffit de se promener sur Facebook pour constater la justesse de ses analyses prémonitoires.
On trouve de tout sur Facebook, le meilleur et le pire. De la culture la plus noble aux rixes verbales dignes des pires voyous. Depuis quelque temps, une dangereuse inflexion se fait jour dans les mœurs facebookiennes. Un conformisme se répand comme feu de paille dès qu’un attentat dit terroriste a lieu. C’est le fameux « Je Suis ceci ou cela » qui se décline actuellement sous différentes formes. Facebook serait devenu, ce qui reste encore à prouver, le thermomètre de l’opinion publique, une sorte de sondage en temps réel. Une telle évolution est pour le moins inquiétante car la plupart des statuts de Facebook qui suivent l’instantané d’un événement ne peuvent être assimilés à des opinions rationnelles. Ce ne sont que des émotions affectives éphémères, concrétisées par les fameux « like » dont l’accumulation serait révélatrice du poids et de la notoriété de l’internaute.
D’où la grande question : ces lieux virtuels de rencontre, ne sont-ils pas en train de devenir parfois des outils de lynchage ? En stigmatisant arbitrairement tel ou tel groupe, ne brisent-ils pas parfois le lien social fondé sur l’empathie et le remplacent par la haine devenue l’expression du « politiquement correct » des mœurs réticulaires. On l’a vu dans le cas de la tuerie d’Orlando, crime passionnel d’un homosexuel devenu soudainement un forcené suite à une déception amoureuse semble-t-il. Et pourtant, la rumeur continue à parler d’un crime djihadiste. Il en est de même pour la tuerie de Nice. L’horreur de l’acte n’est même pas envisagée dans le cadre de nouvelles formes de criminalité induites par les images des réseaux et l’actualité. On dirait que l’existence de Daesh semble faciliter tout passage à l’acte, d’un forcené ou d’un illuminé, d’autant plus aisément que le même Daesh n’hésite pas à reconnaître la paternité d’actes épouvantables commis par des déséquilibrés psychopathes.
Jadis, le terme Hashashin aurait donné, dans les langues occidentales, le vocable « assassin » grâce uniquement à l’imagination fertile des chroniqueurs des Croisades et de Marco Polo. On n’ose pas imaginer ce que pourraient devenir les vocables des identifications religieuses, grâce aux réseaux qui facilitent la haine mondialisée.
Ainsi, se vérifiera ce qu’écrivait le neurochimiste Claude Rifat (1952-2002) : «Le plus haut degré de tyrannie dans une société n’est pas l’exercice du pouvoir par les armes. Il réside dans la manipulation psychologique de la conscience, qui débouche sur le fait que la réalité est définie de telle façon que ceux qui la vivent, ne se rendent même pas compte qu’ils sont dans une prison».
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