Près de mille ans avant des manuscrits indiens, des tablettes d’argile contiennent les premières mentions d’embrassades amoureuses.
À quand remontent les premiers baisers amoureux dans l’histoire de l’humanité ? Cette pratique, bouche contre bouche, romantique ou sexuelle, n’est pas du tout universelle dans les sociétés humaines actuelles, contrairement au baiser amical ou familial, qui est lui très largement répandu. Dans un article de perspective publié le 18 mai dans la revue Science, deux scientifiques danois expliquent que la pratique est bien plus ancienne que ce que pensent certains spécialistes, avec des descriptions datant de 2 500 ans avant J.-C. en Mésopotamie, presque 1 000 ans avant ce que rapportent des manuscrits retrouvés en Inde.
Ce texte est en fait une réaction à une étude qui faisait un lien entre les premiers baisers romantiques et la transmission de maladies infectieuses. « Avec ma coauteur, la biologiste Sophie Lund Rasmussen, nous avons lu une étude (publiée dans Science Advances en 2022, NDLR) qui affirmait qu’une nouvelle lignée du virus de l’herpès, le HSV-1, serait apparue à l’âge de bronze à cause des premiers baisers romantiques, raconte Troels Pank Arboell, professeur assistant d’assyriologie à l’université de Copenhague, spécialisé en histoire de la médecine. Quand j’ai lu qu’ils rapportaient que les premières traces de baisers dataient de 1 500 ans avant J.-C. en Inde, j’ai tout de suite compris que c’était faux, car on sait depuis les années 1980 que le baiser sur la bouche, comme acte intime lié à des actes amoureux, est décrit dans plusieurs tablettes cunéiformes bien plus vieilles, en langues sumérienne et akkadienne. »
En Mésopotamie, région couverte aujourd’hui par l’Irak et la Syrie, des écrits présentent le baiser comme une activité que pratiquent les couples mariés, et apparemment mal vue hors du mariage. « Deux textes de 1 800 avant J.-C. sont assez révélateurs, écrivent les chercheurs. L’un décrit comment une femme mariée a presque été poussée à la faute par le baiser d’un homme, et l’autre décrit une femme non mariée qui jure qu’elle évitera d’embrasser et d’avoir des relations sexuelles avec un homme précis. »
Et les dieux, comme les humains, s’embrassent eux aussi : avec ses deux épouses, le dieu El « se penche, baise leurs lèvres. C’est que leurs lèvres sont douces, douces comme des grenades. Après le baiser, la conception. L’étreinte et les ardeurs, elles viennent à terme. Elles enfantent Shahar et Shalim » rapporte un texte du XIVe siècle avant J.-C. de la cité d’Ougarit, dans l’actuelle Syrie, sur la naissance des dieux. Mais ces derniers sont capricieux, et les conséquences d’un baiser interdit peuvent être lourdes. « Un diagnostic médical raconte l’histoire d’un homme devenu incapable de parler après avoir embrassé une prêtresse, qui n’est pas censée avoir ce genre d’activité, raconte Troels Pank Arboell. À l’époque, on ne fait pas la distinction entre ce qui est du ressort du médical ou du religieux et du magique, tout se mélange. »
Dans les textes mésopotamiens, aucune mention n’est faite en revanche de l’idée que les baisers puissent transmettre des maladies. « Même s’il n’y avait évidemment pas de théorie microbienne, il y avait déjà l’idée qu’on pouvait se prémunir contre les contaminations, notamment celles liées aux fluides corporels, explique l’assyriologue. Une lettre de 1 775 avant J.-C. raconte qu’une femme était tombée malade dans le harem d’un palais, avec des lésions visibles. Pour éviter l’infection, instruction avait été donné de ne pas boire dans sa coupe, de ne pas dormir dans son lit ou de ne pas s’asseoir sur son siège. »
« Si les traces prouvées de baisers remontent à 4 500 ans en Mésopotamie, cela ne veut pas du tout dire que cela a été inventé à cet endroit et que personne ne s’embrassait avant, estime Troels Pank Arboell. Des signes indirects montrent plutôt que c’est sûrement une pratique bien plus ancienne. La sculpture préhistorique des amants d’Ain Sakhri, retrouvée en Israël et datant de plus de 11 000 ans, représente deux corps enlacés, dont les têtes se touchent. Ce n’est pas une preuve absolue, mais c’est un indice intéressant. Et dans un autre domaine, des scientifiques pensent qu’un microbe buccal, Methanobrevibacter oralis, a pu se transmettre de Neandertal à Homo sapiens il y a plus de 100 000 ans par un échange de salive. » Le mystère du premier baiser de l’humanité risque d’être gardé pour toujours par ceux qui l’ont pratiqué. C. V.
LE FIGARO