L’annonce par le renseignement américain que l’Iran n’est pas encore en train de fabriquer, à proprement parler, une bombe atomique et que les capacités techniques d’y parvenir lui manqueront encore jusque vers 2010, voire 2015, est sans doute le tournant le plus important de la guerre antiterroriste qui a commencé aux environs de l’an 2000. Cette décision est aussi claire qu’obscure, et c’est sans doute la raison pour laquelle une partie de la presse et une partie des analystes de politique internationale sont encore réticentes à en prendre toute la mesure. Il est pourtant tout à fait clair qu’en acceptant de donner à cette estimation un caractère solennel et public, le président Bush s’est engagé, jusqu’à la fin de son mandat, à ne pas intervenir militairement en Iran. Ce sera tant pis pour tous les plumitifs dont les ouvrages, qui annonçaient la nouvelle guerre irano-américaine, vont maintenant se flétrir sur la devanture des librairies.
Mais il y a encore davantage dans le message que le renseignement américain adresse tout autant à l’opinion mondiale qu’aux dirigeants iraniens : en filigrane, on peut aussi y lire le protocole d’une négociation à venir, voire la trace d’une négociation déjà engagée, ce qui serait considérablement plus sensationnel. Si le lecteur me permet ici une confession personnelle, je lui raconterais volontiers qu’une bonne année avant l’élection d’Ahmadinejad à la présidence de l’Iran, j’avais invoqué devant des interlocuteurs de haut rang de la République islamique «une solution japonaise» qui les avait beaucoup intéressés : je faisais par là allusion au fait que le Japon a d’ores et déjà entre les mains toutes les composantes d’une arme nucléaire qu’il se refuse pourtant d’assembler les unes avec les autres, considérant que ces pièces détachées possèdent déjà une forte valeur dissuasive.
Quelle ne fut pas ma surprise de lire quelque trois semaines plus tard dans The Economist que «certains responsables iraniens évoquaient à présent à titre de compromis une solution japonaise»… Or, c’est précisément ce dispositif qui revient sous la plume des analystes de la CIA lorsque ces derniers évoquent une différence entre la fabrication d’un explosif nucléaire, que l’Iran n’aurait pas repris depuis 2003, et la fabrication d’un combustible nucléaire, que l’Iran poursuit imperturbablement depuis la fin du gel de son enrichissement d’uranium à Natanz. Personne ne peut ignorer que si l’Iran fabrique actuellement de l’uranium enrichi délibérément en dessous du degré où il devient utilisable pour une bombe, l’important est tout de même qu’en maîtrisant cette technique, il pourrait aussi à tout moment tourner le bouton vers le haut et parvenir sans effort à la bombe.
Ce distinguo américain entre potentiel et actuel est donc une invitation à l’Iran de se contenter d’une «solution japonaise» où la bombe, techniquement possible, ne sera pourtant jamais assemblée. Mais il y a davantage encore : en faisant l’éloge du gel de l’enrichissement d’uranium avant l’élection d’Ahmadinejad, les États-Unis font ici allusion à ce que pourrait être la politique d’une coalition réformiste dont Rafsandjani et Khatami, les deux prédécesseurs de l’actuel président, seraient à nouveau les chefs de file. Ce document est donc une bien étrange chose. Une analyse, et beaucoup plus : une invitation publique à adopter pour l’Iran une position de négociation.
L’hypothèse bien soviétique d’un putsch de la CIA contre George Bush, qui aurait pour but de désarmer les faucons en période de fin de mandat présidentiel, n’est pas recevable. Ou plutôt le putsch a déjà eu lieu voici un an lorsque l’ancien patron de la CIA, Bob Gates, a remplacé Rumsfeld à la tête du Pentagone et que la prudence de Condi Rice a été confortée. C’est bien le président Bush qui parle à travers ses (seize) services de renseignements associés. Si nous faisons entrer dans la matrice deux équations supplémentaires, la probabilité d’une défaite des intégristes iraniens aux élections législatives prévues pour le printemps prochain, et la possibilité, de plus en plus réelle, d’une accalmie relative du terrorisme sunnite en Irak, nous avons une vue d’ensemble de la nouvelle stratégie américaine.
Tout faire en détendant délibérément l’atmosphère pour que les oppositions anti-intégristes iraniennes, lesquelles incluent à présent une bonne part des conservateurs les plus modérés, gagnent des élections qui seront plus libres que les présidentielles précédentes. Rafsandjani a-t-il fourni des garanties secrètes à ses interlocuteurs américains ? Difficile de répondre à cette question. Mais on peut rappeler qu’en 1953, l’Amérique parvint à faire revenir le shah au pouvoir, mais au prix de l’acceptation définitive de la nationalisation du pétrole d’un Mossadegh que l’on venait de renverser. La «solution japonaise» serait-elle le prix fixé entre les deux parties contractantes pour assurer le basculement définitif de l’Iran que la convergence effective des deux diplomaties autour du régime de Bagdad préparait déjà de longue main ?
http://www.lefigaro.fr/debats/2007/12/08/01005-20071208ARTFIG00112-le-tournant-iranien.php