En 2005, les Libanais ont cru, à tort sans doute, que l’ère de Big Brother était définitivement révolue. En effet, le mouvement populaire qui suivit l’assassinat de Rafic Hariri était parvenu, avec l’aide de l’opinion publique internationale, à faire sortir l’armée de l’occupant syrien. On sait aujourd’hui que l’occupation n’a fait que changer d’outils comme on change de vêtements pour participer à une occasion mondaine. L’occupant a uniquement sorti sa visibilité extérieure, donnant ainsi l’illusion que l’ennemi demeure cantonné hors des frontières. Malheureusement, les citoyens libanais ont d’énormes difficultés à comprendre la figure multiforme de l’ennemi dans un monde globalisé où les frontières sont de plus en plus floues. L’ennemi peut aujourd’hui utiliser des outils intérieurs d’action et d’hégémonie, sous forme de réseaux et/ou de forces militaires et politiques à la fois.
On se souvient comment le Courant patriotique libre avait violemment protesté contre l’interdiction, le 15 avril 2004, d’une conférence à l’hôtel Alexandre durant laquelle son chef, Michel Aoun, devait prendre la parole par téléphone de Paris où il était exilé depuis que l’occupant syrien l’avait délogé par la force du palais de Baabda le 13 avril 1990. En avril 2004, le sang d’hommes d’État libanais, dont Rafic Hariri, n’avait pas encore été répandu, et les foules de protestataires n’avaient pas encore permis au général Michel Aoun de rentrer au pays et à Samir Geagea de quitter sa geôle de Yarzé. En avril 2004, le CPL avait publié un communiqué accusant les « services » (comprendre : les officines des renseignements syriens ou syro-libanais) d’être à l’origine de l’annulation in extremis de la conférence de l’hôtel Alexandre afin d’empêcher Michel Aoun de faire entendre sa voix. La figure du vieux général était demeurée, à l’époque, un symbole du courage, de la liberté de parole, de l’indépendance du pays et de sa souveraineté par rapport aux appétits hégémoniques du régime de Damas.
Quatorze années plus tard, Michel Aoun, allié du Hezbollah et proche du président syrien, est à Baabda en qualité de président de la République. Saad Hariri, fils de feu Rafic, est Premier ministre d’un gouvernement de compromis avec des forces politico-militaires (Hezbollah) qui ne cachent pas leur mépris des frontières internationales du Liban, notamment avec la Syrie, ainsi que leur allégeance indéfectible à l’occupant d’hier. Samir Geagea, l’allié de Hariri, est un des acteurs de ce compromis. La figure de l’ennemi est aujourd’hui fuyante et insaisissable, tant ce dernier est devenu pareil au reptile appelé caméléon. Il se déguise en tout ce qu’on veut et s’insinue partout, à tel point qu’on oserait difficilement vouloir le neutraliser et le cantonner hors des frontières. Le compromis, fût-il schizophrénique et humiliant, semble s’imposer à cette classe politique.
Mais tout le monde ne partage pas cet avis. Le 24 février, le mouvement appelé Initiative nationale (fondé par l’ex-député Farès Souhaid et l’universitaire Radwan el-Sayed) avait invité un millier de personnes à une réunion-conférence à l’hôtel Monroe. Le 23 février, la direction de l’hôtel Monroe, comme celle de l’hôtel Alexandre en 2004, faisait savoir aux organisateurs son incapacité à pouvoir accueillir un tel événement.
On ignore quel Big Brother de retour a pu inspirer la direction du Monroe. L’affaire est à la fois politiquement inacceptable et moralement scandaleuse. Elle fait fi de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui proclame la liberté d’opinion ainsi que la liberté d’exprimer ses idées par quelque moyen que ce soit. Elle piétine l’article 20 qui protège le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques.
En 2004, le président du Liban et le Premier ministre étaient des inconditionnels de la collaboration avec l’occupant syrien. En 2018, le président de la République est le vieux lutteur pour la souveraineté Michel Aoun et le Premier ministre est le propre fils de Rafic Hariri assassiné pour avoir osé tenir tête à l’occupant. Cependant, en 2018, tant Michel Aoun que Saad Rafic Hariri sont des alliés objectifs de l’axe irano-syrien qui entretient sur le sol libanais non pas une armée régulière d’occupation, mais des milices indigènes qui sont devenues une force régionale de facto bien que ne possédant aucun des attributs régaliens de l’État souverain.
Un compromis honorable est parfois une nécessité politique qu’il faut savoir accepter. Mais le compromis libanais actuel n’est ni honorable ni respectable car il se fait au prix de la liberté d’opinion, d’expression, de réunion et d’association pacifiques, et fait l’autruche face au rôle intérieur et extérieur du Hezbollah. L’affaire du Monroe le démontre. Ce compromis est donc immoral et doit, en principe, être rejeté démocratiquement par les citoyens lors du prochain scrutin législatif.
acourban@gmail.com
*Beyrouth