Cet article se propose d’expliquer les raisons du silence et de la discrétion dans lesquels le parti Baath, naguère encore « parti dirigeant de l’Etat et de la société » en Syrie, semble se terrer depuis le début du soulèvement populaire. Il montrera, en rappelant dans quelles conditions le Baath a accédé au pouvoir, en 1963, que ce mutisme est en quelque sorte imposé à ses dirigeants civils par leurs camarades militaires, dont le poids dans la décision l’emporte sur le leur. Il montrera comment, parvenu au sommet du parti et de l’Etat en raison de son appartenance à l’armée, Hafez al-Assad s’est désintéressé du Baath et l’a réduit, quand il n’en a plus eu besoin, au rôle d’auxiliaire des services de renseignements. Il montrera enfin que, n’ayant jamais été baathiste avant de devenir le plus haut responsable du parti, comme il a accédé au plus haut grade de l’armée pour en devenir le chef cinq ans seulement après le début de sa formation militaire, Bachar al-Assad éprouve pour le parti qu’il dirige les mêmes sentiments que son père.
Contrairement à l’image extrêmement lisse que certains ont donnée de cette période, la transition dynastique choisie et mise en œuvre par Hafez al-Assad, au début des années 1990, n’est pas passée, à la direction du parti Baath, sans susciter des commentaires et, en cercles restreints, des expressions de contestation, voire de réprobation. On les avait faiblement entendues lorsque le chef de l’Etat avait commencé à préparer son fils aîné Basel, car il s’était employé à laisser planer l’incertitude sur la réalité de ses intentions. Qui plus est, la Syrie sortait d’une série de crises politiques et se débattait dans de graves problèmes économiques, et les Syriens aspiraient à une forme de stabilité que Basel, militaire de formation et proche collaborateur de son père, pouvait peut-être garantir. Cette perspective ne satisfaisait pas tous les apparatchiks civils et militaires. Mais Basel « faisait partie du paysage », et l’installation au pouvoir de cet officier, après la disparition de son père, pouvait prévenir de possibles désordres, dont aurait pu profiter l’ancien homme fort du pays, son oncle, l’ancien vice-président Rifaat al-Assad. Vivant en exil entre l’Espagne et la France, il n’avait jamais cessé de considérer qu’il aurait été, pour son pays, un meilleur dirigeant que son frère aîné… et à plus forte raison que ses neveux.
En revanche, lorsque Hafez al-Assad a fait revenir en Syrie son fils cadet, après le décès accidentel de Basel en janvier 1994, des objections et parfois des protestations se sont fait entendre au-delà des cercles dirigeants du parti. Elles ont conduit à des mises à l’écart, dont la plus notable a été celle du général Ali Haydar, pourtant l’un des fidèles parmi les fidèles du chef de l’Etat, qui avait dirigé les Forces spéciales lors de la reprise de Hama, en février 1982. Assigné à résidence et soumis à des contrôles parfois vexatoires de la part des moukhabarat, il a été réduit au silence. Ayant fait part de son malaise avec plus de doigté, le général Ali Douba, le très redouté chef des Renseignements militaires, a été autorisé à faire valoir ses droits à la retraite, à quitter son poste et à aller subir en Grande Bretagne, au début de l’année 2000, les soins que requérait opportunément son état de santé. Un autre officier de premier plan, le général Hikmet al-Chehabi, chef d’Etat-major, a préféré mettre de la distance entre lui-même et le futur héritier, « informé » qu’il pourrait être bientôt l’objet d’une enquête pour corruption et détournement de fonds…
S’agissant des responsables civils du parti Baath, la prudence leur a dicté de taire leur désaveu du choix du chef de l’Etat, et, surtout, de dissimuler la frustration provoquée chez eux par son manque de reconnaissance pour leur entier dévouement à sa personne au long de ses longues années de pouvoir. Comme certains officiers de l’armée et des services de sécurité, ils ont ravalé leurs ambitions et ils ont jugé urgent d’attendre, dans l’espoir que le moment de la succession leur offrirait malgré tout la possibilité de faire valoir leurs droits. On sait comment les choses se sont passées lorsque, le 10 juin 2000, le « président à vie » est devenu le « chef pour l’éternité ». Ayant pris les choses en main, le général Moustapha Tlass n’a laissé de chance à personne. Il a lui-même raconté comment il avait contraint le vice-président Abdel-Halim Khaddam à signer les différents décrets qui ont mis un terme définitif à ses espérances. C’est lui qui a fait du jeune Bachar al-Assad, en contradiction avec l’article 83 de la Constitution – « les candidats à l’élection présidentielle doivent être arabes syriens, jouir de leurs droits civils et politiques, et être âgés de 40 ans » – et malgré une inexpérience politique manifeste, le seul et unique candidat à la succession de son père.
A la mort de Hafez al-Assad, la formation de son jeune héritier avait comporté un volet militaire, un volet sécuritaire, un volet diplomatique et de relations internationales, une formation aux affaires économiques et même une initiation aux questions culturelles. En revanche, durant ses 6 années de préparation à l’exercice du pouvoir, Bachar al-Assad n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour le fonctionnement du Baath et n’avait participé à aucune de ses réunions, à quelque niveau que ce soit… Pour lui, comme pour son père, qui avait refusé d’entendre durant 15 ans ce qu’il aurait pu lui transmettre des sentiments et des attentes de la population, le Baath était bien la cinquième roue du carrosse.
Il était prévu que, lors du 9ème Congrès, convoqué pour le 17 juin 2000 avant même la mort de Hafez, la composition du Commandement régional, l’instance suprême du Baath, serait modifiée. Le ménage ayant été fait parmi les militaires récalcitrants, il fallait désormais écarter ceux qui, parmi les 20 membres en fonction depuis 15 ans et plus dans cet état-major politique, risquaient de constituer, de par leur ancrage dans le parti, des contrepoids à l’autorité et des freins à l’action de Bachar al-Assad, qui, sans jamais avoir été baathiste ni avoir assumé la moindre responsabilité au sein du Baath, s’apprêtait à en devenir d’un seul coup le nouveau secrétaire régional, autrement dit le chef. Parmi les 11 membres du commandement alors été remerciés, figurait par exemple Izzeddin Naser, ancien patron de l’Union générale des Travailleurs syriens et directeur, depuis 1980, du bureau des Travailleurs au sein du Commandement régional. Il était capable, au cas où le gouvernement aurait pris une décision contre ses « protégés », de faire descendre dans la rue 2 millions d’ouvriers… Alaouite et originaire de Banias, l’homme était trop puissant pour être laissé à sa place.
Le processus de renouvellement des membres du Commandement régional est achevé en juin 2005, lors du 10ème congrès, au terme duquel les 9 derniers membres en fonction avant l’année 2000 sont à leur tour remplacés. Désormais, dans une instance réduite de 21 à 14 membres, personne ne bénéficie d’une ancienneté supérieure à celle de Bachar. Cette opération, encore une fois nécessaire pour renforcer l’autorité du jeune président, s’accompagne naturellement d’une perte d’influence et de contrôle du Commandement régional sur la base du parti, et ce d’autant plus que, sélectionnés in fine par les responsables des services de renseignements, qui tiennent chacun à disposer d’un ou de plusieurs informateurs à la direction du parti, un certain nombre de nouveaux membres de cette instance sont de parfaits inconnus, y compris au sein de leur parti…
C’est ainsi qu’en juin 2000, la désignation de Mohammed al-Husseïn, obscur professeur d’Economie à l’Université d’Alep, et, en juin 2005, celle de Chahinaz Fakouch, simple membre du bureau du parti à Deïr al-Zor, suscitent perplexité et moquerie dans les rangs de leurs camarades. Derrière ces deux nominations, ils voient la patte du général Mohammed Sleiman, le conseiller militaire et sécuritaire que Bachar al-Assad a hérité de son frère Basel. C’est en en effet à cet officier, depuis lors liquidé – officiellement par les Israéliens… – sur la terrasse de sa villa de la plage de Tartous, au début du mois d’août 2008, qu’incombait le soin de rédiger la liste définitive des nouveaux impétrants. Or, il était marié à une femme de Deïr al-Zor de la famille Jad’an, dont une sœur était l’épouse de Maher al-Assad et une autre la femme de ce même Mohammed al-Huseïn…
S’ils sont choisis en raison de leur allégeance à tel ou tel Service, les nouveaux membres du Commandement régional sont aussi retenus parce qu’ils offrent l’une ou l’autre des « qualités » censées donner l’illusion à l’ensemble de la population syrienne qu’elle est « représentée » à la direction du parti. Celle-ci doit toujours inclure un chrétien, un druze, parfois un ismaélien, un ou plusieurs alaouites… Elle doit accueillir au moins un représentant de chaque gouvernorat, ou du moins des principaux gouvernorats. Elle doit réunir des membres des diverses catégories socio-professionnelles qui constituent la base du parti. Etc, etc… Pour être sûrs de ne pas se tromper, car l’alchimie est délicate, les congressistes sont aimablement priés d’abandonner à leur secrétaire régional le soin de proposer à leur applaudimètre les noms de ceux dont il souhaite s’entourer.
Mais ce jeu des chaises musicales – ou ce « jeu des tarbouches » comme on dit en Syrie – ne suffit pas à restaurer le manque de confiance dans le parti que Bachar al-Assad a également hérité de son père. Il n’a pas à attendre très longtemps, après son intronisation, pour constater, à l’été 2000, la très relative efficacité de ceux dont il est devenu le chef. Quand les forums de discussion se multiplient à travers le pays, dans ce qui a été qualifié – déjà à tort… – de « Printemps de Damas », des baathistes y participent. Mais ils s’y montrent si discrets, prudents, réservés, que leur nouveau secrétaire régional estime bientôt nécessaire de « leur secouer les puces ». A sa demande, c’est Abdel-Halim Khaddam qui s’y colle. Dans une intervention à l’Université de Damas, il enjoint aux cadres baathistes, le 18 février 2001, de se montrer plus dynamiques, plus combatifs, et de ne pas hésiter à défendre les acquis de plus de 30 années de gestion de la Syrie par le parti dont ils constituent l’élite intellectuelle. Mais cette admonestation n’aura guère d’effet. Et face à la multiplication des revendications qui s’apparentent bientôt à de véritables cahiers de doléances, le chef de l’Etat cède à la demande des moukhabarat et les laisse régler l’affaire à leur manière. Aux derniers jours du mois d’août 2001, les arrestations commencent…
Le 10ème Congrès, en juin 2005, est l’occasion d’une nouvelle désillusion. Le chef de l’Etat constate que ce ne sont pas seulement les apparatchiks du Commandement régional qui résistent à sa volonté de faire entrer la Syrie dans une nouvelle ère économique, celle d’une économie moderne, celle de l’économie de marché. Alors que son entourage familial, enrichi par les trafics et la corruption, aspire à investir dans des secteurs de plus en plus nombreux et diversifiés, y compris dans les domaines jusqu’alors réservés à l’Etat, les centaines de milliers de baathistes qui ont bénéficié du soutien de leur parti et qui n’ont accédé à des emplois et à des postes de responsabilité que grâce à la wasta, le piston, ne tiennent pas à voir les choses changer. Ils ne veulent pas céder la place à plus compétents qu’eux dans une économie devenue concurrentielle. Malgré tout, moyennant des concessions dans d’autres domaines et en particulier en échange de son renoncement momentané à supprimer l’article 8 de la Constitution, Bachar al-Assad obtient du Congrès la validation du principe d' »économie sociale de marché », dans lequel le qualificatif « social » n’est introduit que pour apaiser les récriminations des représentants du Parti de la Renaissance arabe socialiste.
Mais, signe que tout ne va pas bien entre lui et le parti, et par crainte d’entendre des plaintes et des critiques de la part de certains des 1200 participants que réunit habituellement ce genre de manifestation, Bachar al-Assad renonce, en juin 2010, à convoquer le 11ème congrès. Et lorsque la révolution éclate, 9 mois plus tard, le 15 mars 2011, celui-ci n’a toujours pas été réuni…
(A suivre)