Le Parlement du riche émirat se voit reprocher de favoriser l’immobilisme alors que les voisins du Golfe, notamment le Qatar et l’Arabie saoudite, sont engagés dans des changements structurants.
Minuscule émirat du nord de la péninsule arabique, le Koweït a tout pour être l’exemple à suivre dans un monde arabe toujours dominé par les autocrates. Seule des pétromonarchies du Golfe à disposer d’un Parlement, élu depuis 1962, sa presse a la dent dure, y compris contre la famille régnante des al-Sabah, lesquels ne craignent pas de se frotter à leurs sujets dans les « diwaniyahs », ces réunions autour d’un café bédouin où la population exprime sans détour ses doléances.
Et pourtant, rien ne semble fonctionner dans ce mini-laboratoire de la démocratie moyen-orientale, à tel point que certains jalousent leur puissant voisin saoudien, dirigé par un autocrate assumé en la personne du jeune prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS), mais qui a su extirper de sa torpeur un royaume ultraconservateur pour le faire entrer dans la modernité. Bref, sur place, l’exception koweïtienne ne fait pas recette.
« Même si nos jeunes ont pu bénéficier de cinémas et de concerts bien avant l’Arabie saoudite, ils envient la rénovation saoudienne de Mohammed Ben Salman, car ils voient, par contraste, que leur pays ne prépare pas l’avenir », souligne Reaven D’Souza, Koweïtien d’origine indienne et rédacteur en chef de Kuwait Times.
« MBS, même s’il fait des erreurs, a une vision pour son pays, renchérit un intellectuel. Il encourage les jeunes à travailler, alors que, chez nous, le pouvoir les chouchoute en leur offrant un emploi à vie », regrette-t-il. « Le Koweït est un géant endormi », s’alarment de nombreux membres de l’élite. « On se souvient tous qu’en 1953 on a été le premier pays du monde à créer un fonds souverain, Kuwait Investment Authority (KIA) », se rappelle Youssef al-Ghussain, du think-tank Reconnaissance.
Doté de plus de 720 milliards de dollars, KIA est aujourd’hui le troisième au monde (derrière les fonds norvégien et chinois), ce qui n’a pas empêché le pays de reculer, en quinze ans, du deuxième au quatrième rang parmi les économies du Golfe. Peuplé de seulement 1,4 million d’autochtones, aux côtés de 3,5 millions d’expatriés, l’émirat s’est reposé sur ses lauriers. Peu de grands projets d’investissements et des retards en matière de diversification de l’économie et de passage aux énergies renouvelables.
Dans les années 1960, le Koweït était pourtant surnommé « la perle du Golfe » pour sa vitrine démocratique et sa puissance financière. Mais le traumatisme de l’invasion en 1990 par Saddam Hussein pèse encore. Faute d’avoir confiance dans leur pays, les investisseurs locaux préfèrent placer leur argent à l’étranger, en suivant une règle d’or : « pour vivre heureux, vivons cachés ». « On l’ignore, confie un banquier d’affaires, mais le Koweït investit plus en France que le Qatar (25 milliards d’euros), et il a été celui qui a renfloué les caisses de l’État lorsque la gauche les avait vidées en 1982. »
En fait, l’émirat vit au rythme lent de l’Arabie saoudite d’avant 2015, lorsque MBS commença de secouer le cocotier. À 85 ans, l’émir Cheikh Nawaf al-Ahmad al-Sabah est malade. Le prince héritier, Cheikh Meshaal, 82 ans, n’a guère d’expérience gouvernementale. Et, comme à Riyad avant MBS, la succession s’effiloche d’octogénaire en octogénaire, plombée par les tiraillements entre branches de la famille al-Sabah. Une famille régnante unique dans le Golfe. Pour conquérir le pouvoir, puis le conserver, elle a dû composer avec les grandes familles marchandes. Cette recherche permanente du consensus a contribué à sa faiblesse, comparée aux Saoud d’Arabie saoudite ou aux al-Thani du Qatar.
Y a-t-il un MBS au sein des al-Sabah? Non, de l’avis des Koweïtiens interrogés, qui espèrent tout de même dans le prochain prince héritier et actuel premier ministre, Ahmad Nawaf al-Sabah, le fils de l’émir, âgé de seulement 66 ans. Faute de prince providentiel, « qu’on ait au moins un homme à poigne à la Churchill qui ait le courage d’aller de l’avant », escompte un autre journaliste.
Alors que le voisin qatarien a réussi son pari d’accueillir la Coupe du monde de football, jusqu’à quand le Koweït pourra rester à l’écart des changements structurants que le Golfe vit ces dernières années ?
« Notre société est conservatrice, décrypte un autre intellectuel. Les religieux, qu’ils soient Frères musulmans, salafistes ou chiites, résistent à une évolution à la MBS. Ils veulent garder leurs privilèges, de même que les grandes familles marchandes qui jouissent de nombreux monopoles. »
Au Koweït, ces forces conservatrices trouvent dans le Parlement le lieu idéal pour contrer les changements. « Un député vient de déposer une proposition de loi qui prévoit une réduction de 70 % des amendes en voiture, peste un conseiller à la cour. Je lui ai répondu qu’il était fou. C’est du populisme, mais, hélas, nos parlementaires ne pensent qu’à faire plaisir à leurs électeurs. » « Dès qu’il y a un problème, l’État fait un chèque. Cela conduit à une paralysie », regrette un diplomate.
Autre exemple : lorsque les puissantes formations islamistes ont imposé la séparation des sexes dans une nouvelle université, il faut doubler la surface des bâtiments, et le coût du projet, de plusieurs milliards, double aussi.
Mais les députés ne sont pas les seuls à instrumentaliser le Parlement, qui a été renouvelé en septembre et qui est aussi l’endroit où les clans rivaux de la famille régnante utilisent leurs alliés pour régler leurs comptes et renforcer leur pouvoir. Pour ne rien arranger, « les pays voisins qui ne veulent pas de Parlement disposent eux aussi de relais au sein de notre Assemblée pour bien montrer que la démocratie à la sauce locale conduit au chaos », regrette un officiel qui préfère l’anonymat. Il vise l’Arabie saoudite, qui jouit de relais via des tribus, et le Qatar et sa chaîne de télévision al-Jazeera – même si les relations entre Doha et Koweit City se sont bien améliorées.
En réalité, les bisbilles récurrentes du Parlement koweïtien sont une aubaine pour ses voisins. « Les responsables du Golfe à qui je parle, confie le rédacteur en chef d’un quotidien, me disent clairement que le Koweït est la preuve que la démocratie ne marche pas chez nous et qu’il ne faut pas suivre cet exemple ! »
Ce constat serait même partagé par certains réalistes dans les arcanes du pouvoir. « On a eu le chef d’État d’un pays du Golfe qui nous a demandé si on lui recommandait de se doter d’un Parlement. Vous vous êtes rapidement développé, lui a-t-on répondu. Nous, on est paralysés ! Regardez nos infrastructures, nos systèmes de santé et notre corruption, tout cela est largement dû à notre Parlement. »
État rentier par excellence, le Koweït dispose pourtant d’indéniables potentialités, notamment un capital humain parmi les plus élevés du Golfe. À la direction du fonds souverain, les étrangers sont rares, contrairement à l’Arabie saoudite et au Qatar. « C’est un pays à la fois vulnérable et stable, analyse le diplomate. On n’est pas dans un État policier, et, contrairement à certains de leurs voisins, il n’y a pas de risque de coup d’État, car la rente est largement redistribuée. »
« Nous ne voulons pas renverser la monarchie pour instaurer une république, nous voulons des institutions qui fonctionnent », confirme un intellectuel en opposition douce au pouvoir. « Il nous faut une feuille de route claire et détaillée pour atteindre les réformes souhaitées », résume Abdulaziz al-Anjari, le directeur du think-tank Reconnaissance. Bref d’un énergique réveil, pour rattraper le décrochage.