Au cours des trois dernières années, des contestations se sont fait jour au sud et à l’est de la Méditerranée. Parmi elles, la révolution syrienne réunit les aspects à la fois les plus dramatiques mais aussi – peut-être – les plus révélateurs des tendances de fond qui traversent les sociétés arabes. Nous ne reviendrons pas ici sur le décalage entre gouvernants et gouvernés qui, localement, a précipité les soulèvements. Comme le rappellent les manifestations qui continuent de se dérouler les vendredis, les graffitis qui se renouvellent continuellement sur les murs des villes de Syrie et les revendications qui s’expriment dès que la répression leur en laisse la possibilité, la révolution se poursuit. Elle se transforme dans des convulsions longues et douloureuses.
Nous souhaiterions attirer ici l’attention sur un danger qui se fait jour, dont la publicité est assurée par quelques analystes et certains acteurs politiques.
Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut revenir aux sources et aux modalités de diffusion du mouvement révolutionnaire syrien. Remarquons que ces observations pourraient probablement s’appliquer aussi aux terrains égyptien et tunisien, qui, d’ailleurs, connaissent un déficit identique d’analyse. Ici et là, le manque de compréhension tient au fait que la présentation des événements a tendance à masquer les évolutions de fonds. Elle ne restitue pas les contextes et leur importance.
Au début du mouvement de protestation en Syrie, le processus de mobilisation est réactif. La torture de jeunes enfants déchaîne une colère soudaine, une émotion populaire. D’autres facteurs prédisposaient la population à entrer en contestation, mais il fallait un élément, un événement, pour déclencher le mouvement. L’emballement est tout aussi rapide que généralisé : en quelques mois, l’ensemble du territoire est structuré en unités locales de lutte, souvent sous la forme de tansiqiyyat (coordinations). Il faudra encore d’autres « sauts » ou d’autres chocs pour que la résistance s’organise : le bombardement de Homs, par exemple, décisif pour l’entrée dans la lutte armée. A chaque fois, le processus gagne de proche en proche. La répression implacable ne permet aucun retour en arrière : celui qui a manifesté, écrit des graffitis, publié sur Facebook, etc., a choisi son camp, celui du refus. Il sait que le régime ne lui pardonnera pas et qu’il prendra le temps nécessaire pour l’arrêter et le réduire définitivement au silence.
Parallèlement aux événements de la rue, une révolution diplomatique s’est opérée, cette fois-ci en Europe. Aux populations arabes en colère, les Etats européens ont apporté un soutien, ou tout du moins une reconnaissance qui valait approbation de leurs soulèvements. Non, les dictateurs ne seraient pas accueillis sur le territoire européen, comme cela avait pu se faire jadis ! Non, il n’y aurait pas de soutien actif à des mouvements contre-révolutionnaires, ni aux solutions autoritaires susceptibles de rétablir les régimes ébranlés ! Conformément à cette ligne de conduite, les discours ont été fermes, durs et parfois sévères concernant la Syrie. Mais, avec le temps, les engagements autres que verbaux se sont révélés beaucoup plus timides et limités.
Ce paradoxe a une explication : il est malaisé d’entrer en relation avec des mouvements révolutionnaires dont les leaders sont difficilement identifiables, et il est problématique pour des Etats de reconnaître des acteurs en lutte contre leur asservissement par leur propre Etat. A ce premier élément, il faut en ajouter un second. Les décennies de connivence entre les diplomaties occidentales et les régimes autoritaires ont construit des relations privilégiées entre certains personnels occidentaux et quelques responsables sécuritaires arabes. La Syrie des Al-Assad, par exemple, a démontré, en particulier depuis septembre 2001, un zèle constant à répondre aux demandes occidentales en matière de lutte contre le terrorisme islamique. Après avoir elle-même organisé l’approvisionnement en moudjahidin des « maquis » d’Irak, elle s’est montrée disposée à empêcher leur départ et à emprisonner les candidats au djihad transitant par son territoire. Par un jeu subtil qu’elle maîtrise totalement, la Syrie créait puis bloquait le processus, entretenant l’illusion qu’elle contribuait à la recherche d’une solution. Cela lui a valu la reconnaissance des services de renseignement de plusieurs pays occidentaux. Deux dynamiques – soutenir le mouvement de contestation / préserver la coopération avec le régime – sont donc entrées en concurrence, voire en contradiction. Elles n’ont cessé de diviser les cercles dirigeants occidentaux, y compris lorsque ces derniers se référaient publiquement à la « volonté des populations ».
Ce conflit explique dans une large mesure les hésitations et les ambivalences de l’action diplomatique occidentale, critique du régime syrien mais frileuse dans son appui à l’opposition. Dans un premier temps, à l’image des autres soulèvements arabes, les révolutionnaires syriens ont reçu un soutien verbal de la part des puissances. Mais cet appui n’a pas tardé à se muer en une liste de demandes adressées à l’opposition syrienne. Il lui fallait être « représentative », sans qu’aucun critère précis ne soit avancé pour dire en quoi pouvait bien consister la « représentativité » d’une opposition civile, incapable de rentrer dans un pays totalement verrouillé par des forces de répression d’une extrême brutalité. Il lui a fallu ensuite être plus « politique », avec l’organisation d’un « gouvernement provisoire », sans que les avantages et les soutiens octroyés à une telle structure aient fait l’objet d’engagements crédibles.
A titre de comparaison, on peut imaginer les Américains et les Britanniques conditionnant leur aide aux Forces Françaises Libres à la rédaction d’une Constitution, ou à la présence, au sein du Conseil National de la Résistance, d’un quota de protestants ou de représentants israélites, histoire de s’assurer que les « minorités » ne seraient pas persécutées dans la France libérée… La comparaison peut faire sourire. Pourtant, pour se rassurer ou pour éviter de choisir, l’Occident a contraint l’opposition syrienne à de telles contorsions sans jamais lui fournir une aide immédiate et significative dès lors qu’elle avait fait un pas dans le sens demandé.
Les incertitudes occidentales s’expliquent dans une large mesure par le flou qui entoure – inévitablement – les revendications et les mots d’ordre des révolutionnaires. Les populations syriennes soulevées contre le pouvoir de l’Etat, souhaitaient redéfinir non seulement les cadres politiques de leur pays, mais aussi la manière d’y vivre. Elles voulaient briser un pouvoir fondé sur la peur et la mort. Or, dignité, justice, droit de vivre… ne constituent pas des cadres clairs facilement assimilables par les professionnels de la diplomatie. Ces derniers privilégient toujours la recherche « d’acteurs pertinents », de « partenaires de dialogue » ou d’ « organes représentatifs ». La dimension essentielle du conflit continue donc de leur échapper. Les Syriens se sont lancés dans un puissant mouvement de contestation de l’ordre politique établi. Pour cela, ils ont enduré – et ils restent prêts à endurer – les pires souffrances et les plus graves destructions. Dès que les chars de Bachar al-Assad se retirent d’une région, elle redevient le théâtre de manifestations. Les populations s’approprient leur destin.
Le Moyen-Orient est connu dans les analyses de relations internationales comme le lieu des « erreurs de calcul » ou des « politiques de l’erreur ». Dans la mesure où cette information ne relève pas encore une fois de l’intox, le ballet diplomatique qui, nous dit-on, ramène vers Damas depuis le début de l’été 2013 les diplomates occidentaux et leurs homologues des services de renseignements, s’inscrit dans la même ligne des calculs erronés. Au lieu d’essayer de comprendre la révolution populaire, les responsables occidentaux tentent de réhabiliter un régime qui a délibérément dévasté son pays et s’efforcent de reprendre voix avec leurs anciens interlocuteurs, depuis lors dûment accusés de crimes contre l’humanité !
Ce développement, s’il correspond encore une fois à une réalité, pose deux problèmes de fond :
– On serait d’abord en droit de dénoncer le caractère moralement condamnable d’un tel agissement. Mais, en matière de relations internationales, la morale n’a guère de poids. En revanche, ce retour met en exergue deux traits majeurs de l’Occident face à la révolution en Syrie : sa faiblesse et son indécision. Or l’absence de définition claire d’une politique étrangère a toujours conduit à un affaiblissement des puissances, à une perte de leur prestige et une diminution de leur influence. Comment les atermoiements actuels de l’Occident et le reniement manifeste de ses engagements pourraient-ils inspirer confiance à quiconque, y compris parmi ses partenaires actuels ? Comment pourraient-ils favoriser l’établissement, demain, de relations de confiance mutuellement profitables ?
– Certes, la confiance à nouveau accordée à Damas peut permettre, à court terme, à Bachar al-Assad, de se rassurer et de se présenter sur la scène internationale en maître de la situation. Mais, à moyen terme, la poursuite de la mobilisation ne manquera pas d’entraîner de la part du régime de nouvelles brutalités et d’autres formes de violences de masse… qui ne lui permettront pas pour autant de rétablir la stabilité, mais qui rempliront de confusion ses « anciens/nouveaux » amis.
Les puissances occidentales auront ainsi une fois encore démontré leur incapacité à comprendre ce qui passe dans les sociétés arabes. Elles ne se couvriront pas seulement de ridicule. Mais elles susciteront l’opprobre populaire et fragiliseront encore davantage les liens entre l’Orient et l’Occident.