Vendredi 23 janvier. La dépouille du roi Abdallah, enveloppée d’un linceul jaune et allongée sur son tapis de prière, quitte la mosquée, portée par les membres les plus jeunes de la famille royale.
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PAR FRANÇOIS DE LABARRE ENQUÊTE CLARENCE RODRIGUEZ
Un linceul de coton et une tombe anonyme pour le roi Abdallah, 90 ans, qui a régné pendant dix ans sur la plus riche des monarchies du Golfe. Son demi-frère Salman, 79 ans, hérite du trône. Les gardiens de La Mecque sont désormais dans la ligne de mire d’Al-Qaïda, de Daech et des milices chiites yéménites
Lorsque, à l’aube du XXe siècle, Abdelaziz ben Saoud dit « Ibn Séoud », 25 ans, se lance à la conquête du fort Masmak qui protège Riyad, il ne peut imaginer que, un siècle plus tard, cette ville de 10 000 habitants en comptera alors près de 5 millions et sera la capitale d’un royaume sur lequel ses descendants continueront de régner. C’est le corps de son dixième fils, Adballah ben Abdelaziz Al-Saoud, sixième roi d’Arabie saoudite, qui, ce vendredi 23 janvier, gît dans un linceul posé sur un tapis. Les hommes du clan le portent sur un brancard de fortune. Il ne manque pas de bras dans cette famille royale de 2 500 membres, dont 200 princes. Comme son père, le « Léopard du désert », soixante-deux ans plus tôt, et comme ses frères défunts, Abdallah repose dans une tombe sans nom, simple rectangle de terre. Après une vie de faste et d’opulence, les Saoud sont enterrés avec une sobriété qui tranche avec le spectaculaire dispositif de sécurité qui encadre l’événement.
Abdallah était roi d’Arabie saoudite depuis la mort de son demi-frère Fahd, en 2005. En réalité, il exerçait le pouvoir depuis longtemps. Selon une tradition, quand un roi vieillissant perd sa mobilité et ses facultés, son entourage prend le relais. Son chef de cabinet s’occupe des dossiers courants et le prince héritier représente le royaume dans les cérémonies. Dès 1995, après sa première attaque cérébrale, le roi Fahd n’est plus en mesure de gouverner. Son fils Abdelaziz, connu en France pour le braquage spectaculaire de son convoi, l’été dernier, à Paris, gère les affaires. Le prince héritier Abdallah ne réussit pas à s’imposer totalement. Abdallah n’est pas issu d’une puissante lignée. Sa mère, de la tribu des Shammar, est une prise de guerre, l’ancienne épouse d’un Al-Rashid, ennemi des Saoud. Le roi Abdelaziz l’a trouvée dans un palais au moment de la conquête de Haïl, en 1926. Elle lui donnera un fils : Abdallah, serviteur de Dieu, « fruit d’une réconciliation ».
ERIGÉE EN PRIORITÉ NATIONALE, LA LUTTE CONTRE AL-QAÏDA VA SE RÉVÉLER ÉPINEUSE
Abdallah est réputé ouvert. Jeune, il a soutenu le prince Talal qui, depuis Le Caire, formait le mouvement des émirs libres. Sur les boulevards de Beyrouth, il a appris à jouer à la pétanque avec ses amis libanais. Il préfère les longueurs de piscine aux balades en yacht, et surveille les dépenses de ses enfants et de ses femmes. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, il devient l’homme idéal pour gérer la crise. Quinze des kamikazes sont originaires du royaume, et l’ambassadeur américain, Robert Jordan, cherche un interlocuteur au palais. Les princes font la sourde oreille. Le dossier est trop sensible pour être présenté au roi Fahd, affaibli en fauteuil roulant, et trop complexe pour être remis à son chef de cabinet royal, plus connu pour ses frasques à Marbella que pour ses compétences en politique internationale.
Le prince héritier Abdallah appelle lui-même les familles des kamikazes et devient, dès lors, l’homme fort du pays. Au journaliste Robert Lacey, auteur d’« Inside the Kingdom », le diplomate américain décrit « une figure austère », « un parler lent », « une oreille attentive ». « C’est un affectif à la recherche de la décision la plus sage, mais tiraillé entre les conseils contradictoires de son clan. » Erigée en priorité nationale, la lutte contre Al-Qaïda va se révéler épineuse. Les Saoudiens sont adeptes du wahhabisme une frange rigoriste de l’islam. Dans son livre « Ibn Séoud », Jacques Benoist- Méchin montre comment, dans les années 1920, le roi se plaignait déjà de cette interprétation rigide des versets du Coran. « Que faire avec ces théologiens obtus pour qui tout devrait demeurer exactement comme au VIIIe siècle, sous peine d’encourir la malédiction d’Allah ? » Il sera incapable de convaincre les autorités religieuses des bienfaits de ses réformes, et son père lui apprendra qu’il est impossible de régner sans elles.
APRÈS LE 11 SEPTEMBRE, ABDALLAH BRIDE LES AMBITIONS POLITIQUES DE CERTAINS ULÉMAS
« Avec les prêcheurs, les ulémas, les muezzins, ce corps puissant est un formidable outil de propagande », écrit encore Benoist-Méchin. Des décennies plus tard, cela reste vrai. Après le 11 septembre, Abdallah bride les ambitions politiques de certains ulémas. Il prononce un discours pacifique à l’égard d’Israël et entreprend même un voyage historique au Vatican. Quand il devient roi, en 2005, il incarne l’espoir des réformateurs. Il abolit le système de primes de vacances des ministres (plusieurs millions de dollars) et réduit la flotte aérienne. Pour la première fois de l’Histoire, il instaure une fête nationale non religieuse, le 23 septembre, jour de la déclaration de l’Etat saoudien. Les drapeaux flottent dans les rues du royaume où Abdallah espère promouvoir une identité nationale. Mais comme souvent en Arabie saoudite, quand un roi s’assied sur le trône, il perd son pouvoir. Il a 86 ans lorsque éclatent les révolutions arabes. Le temps des réformes est déjà loin. Il pense à protéger les régimes amis, à éteindre les mouvements d’opposition.
En Syrie, il va soutenir l’opposition contre Bachar El-Assad, allié de l’Iran chiite, ennemi héréditaire de l’Arabie saoudite. Ainsi, il contribuera à favoriser le terreau pour l’implantation de Daech. Son successeur hérite d’un contexte sécuritaire extrêmement tendu. Sur la frontière sud, le Yémen est en ébullition. Al-Qaïda y est solidement implanté, le gouvernement démissionnaire et le palais présidentiel, occupé par des milices chiites. Sur la frontière nord, la situation est tout aussi alarmante. Depuis leur bastion, au centre de l’Irak, les terroristes de Daech s’enfoncent à travers le désert de la péninsule. Pour protéger cette frontière, les Saoudiens ont entrepris de construire un mur de cinq épaisseurs, long de 700 kilomètres, équipé de caméras infrarouges, radars et tours de surveillance. La présence de 30 000 militaires saoudiens n’a pas empêché des kamikazes de mener un attentat, le mois dernier, tuant un garde frontière et un général. L’attaque fait l’objet d’une enquête interne, à cause d’éventuelles complicités dans l’armée du royaume.
Parce que son pays est entré dans la coalition anti-Daech, le roi d’Arabie saoudite, gardien de La Mecque, fait partie de la liste noire des djihadistes.
Dans ce contexte difficile, les Saoudiens seraient en train de perdre la confiance de leur allié historique : les Etats-Unis. Leur amitié remonte à la signature de la première concession pétrolière, en 1933. Après la Seconde Guerre mondiale, les Américains décident de puiser dans les réserves saoudiennes pour préserver les leurs. L’Arabie saoudite devient « zone de défense de l’hémisphère occidental ». Les deux pays prennent leur distance quand les Etats-Unis décident, en 2012, d’exploiter leurs réserves et se mettent à produire de l’énergie à partir du gaz de schiste. Cette concurrence décide les Saoudiens à maintenir leur production au même niveau, d’où une baisse mécanique des prix. Les pétroles chers sont ainsi exclus du marché. Dans la région, l’administration Obama semble appliquer un seul précepte : ni ennemis ni amis.
ENTRE LES SALAFISTES ET LES PRINCES FLAMBEURS, SALMAN DEVRA JOUER SERRÉ
Elle soutient les Frères musulmans en Egypte, puis le maréchal Sissi, leur adversaire. En Syrie, après avoir encouragé l’opposition, elle se rapproche du régime de Bachar El- Assad. Dans le golfe Persique, enfin, elle tourne le dos aux Saoudiens et engage le dialogue avec l’Iran. Logiquement, l’Arabie saoudite a ouvert le jeu vers d’autres puissances. La première visite officielle du roi Abdallah est pour la Chine, immense marché d’exportation de pétrole. En 2007, il déroule le tapis rouge à Vladimir Poutine, qui est décoré de la prestigieuse médaille du roi Abdelaziz. A l’époque, seuls deux chefs d’Etat étrangers y ont eu droit : le Chinois Hu Jintao et… Jacques Chirac. « Chirac était très apprécié des Saoudiens, explique un fin connaisseur de la région. Mais il n’a pas pu exploiter cette amitié. » Et pour cause : le contrat Sawari II, signé avec le royaume, a fait l’objet d’enquêtes judiciaires dans l’affaire Karachi.
« Après lui, Nicolas Sarkozy entretenait de mauvaises relations avec le roi Abdallah, confie notre source. Mais François Hollande a tout gagné, il a réussi à se faire apprécier et à décrocher des contrats. » Lors de son premier voyage, en 2012, Hollande s’est montré patient. « Vous, la France, vous êtes un pays fiable, un pays fidèle », confiera le prince Salman, ministre de la Défense et prince héritier, à son homologue Jean-Yves Le Drian. Un mois après l’élection de François Hollande, le ministre représentait la France à Djedda aux obsèques du prince Nayef. Puis il a rencontré son homologue une douzaine de fois. Avec 2 milliards d’euros, l’Arabie saoudite devient, en 2013, le premier client de la France dans le secteur de l’armement. En 2014, les commandes s’élèvent à 4 milliards d’euros.
Le 4 janvier, Le Drian est à l’hôpital de Riyad au chevet du roi malade.
Ensuite, il est reçu avec les honneurs au palais, où le prince Salman lui offre un banquet ; 120 généraux de l’armée saoudienne défilent pour se présenter un à un au Français. Sur les tables sont présentés agneaux, moutons, cuisses de chameaux. Des majordomes versent de l’eau tiède sur les mains des ministres. L’ambassadeur de France est soufflé. En neuf ans, il n’a jamais vu un tel faste. Le prince héritier entend montrer son attachement à la France. Habitué du George-V, il aime se promener sur les Champs-Elysées, dîner au Grand Venise ou à La Famiglia. « C’est un homme sérieux, qui travaille beaucoup », confie un employé de la famille royale. Salman jouerait aussi un rôle d’arbitre dans les affaires familiales. Mais son autorité ne lui a pas suffi pour convaincre son neveu, Khaled ben Al-Waleed, fils du propriétaire du George-V, de régler une facture de jet privé de plusieurs millions d’euros… Entre sympathisants salafistes et princes flambeurs, Salman devra jouer serré. A la fin de sa vie, son père espérait faire entrer son peuple dans la modernité, sans trahir son identité. « La modernisation, disait-il, sans capitulation de l’Arabie. » Il comptait sur ses enfants pour achever son oeuvre. Un défi de taille pour Salman, 79 ans, qui, pour se mettre à l’abri des intrigues de palais, a placé son fils Mohamed, 34 ans, aux postes stratégiques de ministre de la Défense et de chef de cabinet royal.