Conformément à l’ordre donné quelques heures plus tôt par Vladimir Poutine, un premier groupe de bombardiers Su-34 et d’avions de transport Tupolev-154, avec à bord des techniciens et du matériel militaire, a décollé mardi matin de la base aérienne de Hmeimim, près de Lattaquié en Syrie, pour un retour en Russie. «Le repositionnement russe a commencé», constate l’opposant Haytham Manna, qui a ses entrées à Moscou.
Au même moment ou presque, à une centaine de kilomètres de la grande ville côtière, les rebelles du Front al-Nosra, la branche locale d’al-Qaida, dispersaient une manifestation à Maarat al-Noman, cinq ans, jour pour jour, après le lancement de la révolte pacifique contre le pouvoir de Bachar el-Assad, qui s’est muée en une guerre civile aux multiples fronts. Pendant ce temps, à Genève, l’opposition se félicitait de ce retrait russe tout en restant circonspecte. Staffan de Mistura, l’émissaire de l’ONU en charge des pourparlers entre opposants et régime, évoquait, quant à lui,«un développement significatif», en espérant un «impact positif sur l’avancement des négociations» en vue d’une transition politique à Damas.
Divergences sur la trêve
Cet optimisme mesuré se nourrit d’un constat: sur le terrain, même si les insurgés accueillent la nouvelle avec parfois euphorie, les opérations militaires russes ne vont pas cesser. Engagée depuis plusieurs semaines, la bataille pour la reconquête du site archéologique de Palmyre entre les mains de Daech au contraire s’intensifie. L’aviation russe a encore transféré des hélicoptères de combat sur un aéroport voisin à l’est de Homs. De la même manière, les raids russes devraient continuer autour d’Alep, dans le Nord, et à l’est, en direction de Raqqa, la «capitale» de Daech en Syrie. Moscou, qui depuis le début de la trêve, le 27 février, a ralenti ses frappes contre les groupes modérés du Nord-Ouest, devrait maintenant concentrer ses attaques contre des positions djhadistes, plus à l’est du territoire. Il est encore trop tôt pour parler de «victoire contre les terroristes», a fait remarquer le porte-parole du Kremlin.
Même si Dmitri Peskov nie l’existence de «divergences» entre Moscou et Damas, ce retrait surprise intervient bel et bien sur fond de frictions répétées entre Vladimir Poutine et son allié Bachar el-Assad. «Les Russes veulent que les Syriens les consultent avant de prendre des initiatives», résume un expert qui a ses entrées à Damas. Moscou a peu goûté que le jour de l’annonce de la trêve le 22 février, le régime syrien annonce des élections législatives pour le 13 avril. Les Russes considèrent que ces élections font partie des négociations sur la transition qui en a déjà fixé la date, dans un délai de 18 mois.
Selon nos informations, le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid Mouallem, a également irrité Moscou en affirmant, vendredi dernier, que le sort d’Assad était «une ligne rouge». Un véritable défi lancé à son allié russe pour lequel «tout est négociable». Enfin, Bachar el-Assad n’était pas favorable à ce que la trêve commence dès fin février, préférant, au contraire, que son armée avance encore au nord d’Alep. «Pour les Syriens, ajoute l’expert, Moscou n’a pas encore atteint son objectif de fermer la frontière avec la Turquie» par où transitent, depuis des années, armes, argent et rebelles. Selon lui, «le courant serait mal passé entre Assad et Poutine», ces dernières semaines.
Les Russes ont pris soin, toutefois, de prévenir leur allié syrien, «trois jours avant» l’annonce choc de Poutine. De discrètes discussions sur «la suite des opérations» ont eu lieu entre des hauts gradés syriens et le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou. De la même manière, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhail Bogdanov, a effectué fin février une visite surprise à Téhéran, pour aborder ce retrait avec le second allié du régime syrien.
Soutien russe conditionné
Entre Moscou et Damas, un mini bras de fer paraît engagé. «Poutine veut plus de flexibilité d’Assad dans le processus de transition, décrypte un diplomate au Levant, mais Assad résiste à la volonté russe de vouloir maîtriser tous les éléments du jeu politique et militaire en Syrie.»
Plus de cinq mois de bombardements russes ont permis un retournement de la situation en faveur de l’armée syrienne. Le fief du pouvoir, à Lattaquié, est sécurisé. L’armée et les Iraniens se sont rapprochés d’Idleb, bastion d’al-Nosra, un peu plus au nord. Autour d’Alep, l’étau s’est desserré, et les loyalistes ont gagné des positions à l’est en direction de Raqqa. Quant au sud, grâce à ses bonnes relations avec le roi Abdallah, Poutine a réussi à neutraliser la Jordanie, base arrière des rebelles, permettant ainsi à l’armée et au Hezbollah de reprendre des positions. Mais sans une couverture aérienne russe aussi intense, toutes ces avancées pourront-elles être préservées par Damas?
D’ores et déjà, les djihadistes d’al-Nosra ont prévu de lancer dans 48 heures une offensive contre l’armée régulière. «Les Russes n’ont pas intérêt à torpiller ce qu’ils ont conquis tout simplement parce que Poutine n’est pas content d’Assad, assure le diplomate. L’opposition ne doit pas rêver. Mais le régime recevra un soutien désormais conditionné aux avancées que les Russes exigeront. Nous sommes à un moment charnière.»