Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante) et Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Les positions d’Ankara, qui souhaite le départ de Bachar Al-Assad et celles de Moscou, qui le soutient, sont diamétralement opposées
Prévue de longue date, l’inauguration, mercredi 23 septembre, de la grande mosquée de Moscou, reconstruite, après dix ans de travaux, sur les fondations du plus vieil édifice cultuel musulman de la capitale russe, est tombée à point nommé. La Turquie ayant notamment financé le minbar, la chaire de la mosquée, son président, Recep Tayyip Erdogan, faisait figure, au côté du Palestinien Mahmoud Abbas, autre donateur, d’invité d’honneur de Vladimir Poutine. L’occasion rêvée, pour le chef du Kremlin, de sonder un acteur majeur sur la Syrie avant son allocution devant l’Assemblée générale des Nations unies préparée par une intense activité diplomatique.
Les sourires de circonstance sont cependant restés un peu crispés et tout au long de la cérémonie, M. Erdogan, qui arborait une éclatante cravate verte, couleur de l’islam, n’a guère quitté ses lunettes noires. Sur la Syrie, les positions d’Ankara et Moscou restent diamétralement opposées. M. Poutine, qui tente d’imposer sur la scène internationale son projet d’une nouvelle coalition contre l’Etat islamique (EI), soutient plus que jamais le président syrien Bachar Al-Assad, dont son hôte souhaite ouvertement le renversement.
Le récent déploiement par la Russie, dans la région de Lattaquié, fief du clan Assad, de plusieurs avions de chasse, d’hélicoptères, de drones et de chars, a bouleversé la donne. L’implication de Moscou sur le champ de bataille n’est pas vue d’un bon œil à Ankara. » Ils – les Russes – sont sur le terrain. C’est très dangereux. Nous sommes très préoccupés « , déclarait le 21 septembre le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu.
Le renforcement de l’aide militaire russe à Damas est visible depuis les rives du Bosphore, fréquenté à un rythme soutenu par des navires de guerre russes : 39, ces deux derniers mois, selon un rapport du think tank EDAM à Istanbul, parmi lesquels deux navires amphibies de transport de troupes baptisés Alligator et Ropucha, aperçus tout récemment en route vers la Méditerranée. Tributaire de la convention de Montreux, qui régit depuis 1936 la libre circulation du détroit, la Turquie est obligée de les laisser passer.
Question kurde
Mais la démonstration de force du Kremlin complique le projet turc de création d’une » zone de sécurité » dans le nord de la Syrie. Elle assure en outre à Bachar Al-Assad une perspective de repli à l’ombre des canons russes dans un micro-Etat alaouite dans l’ouest de la Syrie et permet aux Russes de conserver leur unique base navale en Méditerranée. » La Russie met en avant la lutte contre le terrorisme. Or à ses yeux, tous les rebelles opposés à Bachar Al-Assad sont des terroristes. A partir de là, les avions russes pourront aussi bien attaquer les forces de l’opposition soutenues par la Turquie et les Occidentaux, ce qui risque de complexifier davantage la situation en Syrie « , expliquait, le 16 septembre, l’ancien ministre turc des affaires étrangères Yasar Yakis au quotidien Today’s Zaman.
La question kurde, surtout, risque fort de s’immiscer dans les relations bilatérales russo-turques. Mardi, le quotidien libanais pro-Hezbollah Al-Akhbar affirmait que les unités kurdes syriennes feraient partie de la nouvelle coalition contre l’EI caressée par le Kremlin en relatant la visite discrète d’un responsable militaire russe auprès de commandants kurdes. Aucune des parties n’a confirmé l’information mais la déclaration, mercredi, de la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères n’a certainement pas échappé aux Turcs. » Les armées syriennes et irakiennes, et les combattants kurdes, sont les seules forces qui luttent réellement et de manière efficace sur le terrain contre le terrorisme « , a souligné Maria Zakharova. Or, le processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), proche des Kurdes de Syrie, s’est totalement enrayé en Turquie, où le parti kurde demeure interdit, et Ankara met dans le même sac les djihadistes de l’EI et les combattants du PKK.
Ce n’est pas le seul point de friction. La construction du futur gazoduc Turkish Stream, projet cher à M. Poutine destiné à relier la Turquie depuis la Russie à travers la mer Noire, dans le but de contourner l’Ukraine pour alimenter l’Europe, paraît bloquée. Enfin, la Russie ne cache pas son agacement face au rôle protecteur qu’entend jouer la Turquie vis-à-vis des Tatars de Crimée. En juin, un rapport turc remis à Moscou avait mis l’accent sur la répression dont est victime cette minorité turcophone dans la péninsule ukrainienne annexée par la Russie.