Le gouverneur de la banque centrale, visé par deux mandats d’arrêt internationaux pour détournement de fonds et blanchiment d’argent, se retire après trente années à la tête de l’institution
A l’heure de faire le bilan de trente années passées à la tête de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé reste droit dans ses bottes. « Je n’assume pas la responsabilité de l’effondrement » du Liban, a martelé le gouverneur, mercredi 26 juillet. Dans un entretien fleuve de plus de deux heures, sur la chaîne libanaise LBCI, il s’est évertué à défendre son héritage contre ceux qui le vouent aux gémonies depuis la crise économique et financière de 2019. A quelques jours de sa sortie de scène, au terme de cinq mandats à la tête de l’institution financière, le septuagénaire s’est de nouveau présenté en « bouc émissaire du système ».
Mais, mis à part lui-même, il n’y a plus grand monde au Liban pour prendre publiquement sa défense. Celui qui caracolait en tête des classements des meilleurs gouverneurs de banque centrale au monde, avant la crise, est accusé par les uns d’avoir monté un vaste système de Ponzi avec ses ingénieries financières, par d’autres d’avoir fait obstacle aux réformes. Acculé par les enquêtes en Europe pour détournement de fonds publics et blanchiment d’argent – accusations qu’il réfute –, visé par deux mandats d’arrêt internationaux en France et en Allemagne, le grand argentier voit ses soutiens politiques, jadis nombreux, se mettre aux abonnés absents.
Ni le premier ministre sortant, Najib Mikati, ni le chef du Parlement, Nabih Berri, ne suggèrent encore de prolonger son mandat. La France et les Etats-Unis les ont avertis contre tout « faux-pas » qui minerait la position du Liban au sein du système financier international. Et ce, quand bien même aucun consensus ne se dégage entre les responsables libanais sur le nom de celui qui succédera à Riad Salamé à ce poste, traditionnellement confié à un chrétien maronite et considéré par beaucoup comme plus important que celui, largement honorifique, de président de la République. Les quatre vice-gouverneurs assureront l’intérim, sous la direction du premier d’entre eux, Wassim Mansouri. Considéré comme un très bon expert, l’avocat fiscaliste franco-libanais, de confession chiite, proche de M. Berri, représentait déjà la BDL à l’étranger à la place de M. Salamé, empêché de voyager par ses démêlés judiciaires.
« Une partie du problème »
« Riad Salamé n’est pas à l’origine de la crise économique et financière. Ce n’est pas lui qui a causé le déficit à l’Electricité du Liban ni embauché tous ces fonctionnaires superflus. Mais il n’a pas empêché que ça se fasse. Et, à partir de 2019, il est devenu une partie du problème », résume Pierre Duquesne, ancien ambassadeur français, chargé de la coordination du soutien international au Liban jusqu’en mai. « C’est une responsabilité partagée, mais, à mes yeux, le gouverneur de la BDL porte plus de responsabilité que les autres, car la BDL est indépendante », abonde Saadé Chami, le vice-premier ministre sortant libanais.
Ses deux premières décennies à la tête de la BDL ont valu à Riad Salamé le surnom de « magicien ». Banquier d’affaires chez Merrill Lynch, il est nommé gouverneur en 1993, dans un Liban alors dévasté par quinze années de guerre civile. Sous la tutelle du premier ministre d’alors, Rafic Hariri, il devient l’architecte d’une stratégie économique et financière qui va remettre le pays du Cèdre sur pied. Il stabilise la monnaie nationale et renfloue les réserves de la BDL en devises étrangères. Une politique menée au prix du creusement de la dette, encore aggravé par les subventions étatiques. « Il se cache derrière le fait que ses choix découlaient de décisions gouvernementales, mais il aurait dû poser des limites. Il a rendu beaucoup de services aux politiciens dans la seule optique de devenir président de la République », estime un banquier.
Après le déclenchement de la guerre en Syrie, en 2011, la « magie » a cessé d’opérer. « Riad Salamé a une excellente capacité à manipuler le marché et à user de tactiques à court terme. C’est un bon ingénieur financier, ce qui ne veut pas dire que c’est une bonne chose ! Il n’a pas la vision à long terme d’un économiste », estime M. Chami. Pour éponger le déficit de la balance des paiements, il a cherché à attirer les capitaux de la diaspora libanaise, grâce à des taux d’intérêt élevés sur les bons du Trésor et les comptes bancaires. Ces ingénieries financières, mises en place dès 2016, ont profité aux grands déposants et aux banques, et ont permis aux Libanais de vivre au-dessus de leurs moyens. En 2019, à bout de souffle, l’économie libanaise a entamé sa dégringolade.
Passeports confisqués
En mars 2020, le gouvernement d’Hassan Diab a déclaré le défaut de paiement sur les eurobonds et pris langue avec le Fonds monétaire international (FMI). « Généralement, si le FMI a bien un ami au sein des Etats qui le sollicitent, c’est le gouverneur de la banque centrale. Le Liban a peut-être été le seul Etat au monde où l’ennemi du FMI était le gouverneur de la BDL », souligne M. Duquesne. Avec la commission des finances au Parlement et les banques, il s’est opposé au plan de sauvetage du gouvernement Diab. Dans les négociations entamées en 2021 pour élaborer un nouveau plan, sous l’égide de M. Chami, Riad Salamé s’est montré plus coopératif. L’accord de prêt reste toutefois suspendu à la mise en œuvre des réformes réclamées par le FMI. « Le bilan est sans appel, dit M. Duquesne. Il n’y a plus de système bancaire au Liban, plus d’économie financée normalement, une inflation très élevée, et une hausse des inégalités. »
Le départ de M. Salamé devrait redonner aux experts de la BDL une participation effective dans le processus de décision, qui « a été, dans une large mesure, un one-man show », ajoute M. Chami. Sur la feuille de route qu’ils ont élaborée pour les six prochains mois, les vice-gouverneurs se distancient de ses méthodes. Ils prévoient de laisser flotter le taux de change avec le dollar de « façon maîtrisée » et d’éliminer la plate-forme de change Sayrafa. Depuis sa mise en place, en mai 2021, cette plate-forme est critiquée pour son manque de transparence. Selon la Banque mondiale, elle aurait permis à ses bénéficiaires – fonctionnaires, banques, importateurs – de réaliser 2,5 milliards de dollars (2,28 milliards d’euros) de profit sur les arbitrages entre taux de change, du fait de l’écart entre le taux « sayrafa » et celui du marché noir.
« Le changement va dépendre de la disposition de son successeur à prendre des mesures impopulaires », estime le banquier. Le départ de Riad Salamé marque, en tout cas, la fin d’une ère. « C’est la fin symbolique du haririsme, explique Michael Young, du centre de recherche Carnegie. L’oligarchie communautaire lui survivra, mais son système de financement va devoir évoluer, car il ne permet plus un partage équitable du butin. » Certains disent l’homme en danger du fait des secrets qu’il détient sur chacun. Personne ne veut voir Riad Salamé s’épancher devant les juges européens. Ses passeports lui ayant été confisqués par la justice libanaise, le gouverneur semble, pour l’instant, promis à une retraite dans une cage dorée au Liban, comme son compatriote Carlos Ghosn, l’ancien PDG de Renault-Nissan, visé par trois mandats d’arrêt internationaux, en particulier pour « corruption ».