J’ai eu l’occasion d’assister le 31 janvier 2012 dans le village de Yanouh aux funérailles de feu Wagih Naja el-Beaïni, âgé de 57 ans, berger de père en fils.
La forme particulière de ces obsèques et la responsabilité morale de la famille m’ont permis de décrire en quelques lignes l’image qui s’est gravée dans ma tête ce jour-là.
Wagih a été victime d’une hémorragie cérébrale massive due à une poussée de tension, compliquée d’un coma profond en date du 28 décembre 2012. Hospitalisé à l’hôpital Notre-Dame des Secours, à Jbeil, les médecins évoquent une mort cérébrale, documentée par deux électro-encéphalogrammes réalisées à 24 heures d’intervalle, montrant un tracé plat.
En médecine légale, mort cérébrale veut dire mort tout court. En d’autres termes, le malade est mort pratiquement, mais il est maintenu en vie d’une manière artificielle grâce à l’assistance médicale. Dans des cas pareils, l’autorisation de la famille est nécessaire pour pouvoir prélever ses organes et assurer un don à d’autres malades.
Dans toutes les sociétés du monde, et surtout dans la nôtre, le don d’organes est surtout assuré à partir de malades qui appartiennent à des milieux favorisés et intellectuellement avancés. À la surprise du comité médical responsable des dons d’organes de l’hôpital de Jbeil, la famille accepte sans aucune réticence que les organes de Wagih puissent servir à sauver d’autres vies. Donc cette famille « défavorisée » accepte dans le silence deux « constats » à la fois.
Elle aurait compris que mort cérébrale veut dire mort tout court, et à partir de cette constatation, elle permet de prélever des organes de son fils pour aider d’autres patients. C’est ainsi que Wagih, le berger de Yanouh, village situé à 1 300 m d’altitude dans la région de Kartaba, prend la route du caveau de famille, explanté de ses yeux et de ses deux reins, dans un climat d’altruisme et de silence absolus.
Le jour des obsèques, je me dirige vers Yanouh, village paisible, dépeuplé en hiver, et, à ma grande surprise, des dizaines, voire des centaines de voitures se garaient au bord des routes étroites qui mènent à l’église. Des coups de feu et des rafales d’armes automatiques étaient entendus, et des pleureurs, « rababeh » en main, accompagnaient avec des voix trémulantes la dépouille de Wagih. Devant l’église, des centaines de villageois coiffés, pour la plupart, de keffiehs rouges ou noires étaient à l’écoute des pleureurs et répondaient à leurs chants par des coups de feu tirés en l’air. À l’intérieur du salon de Saydet Yanouh, la famille du défunt, ses frères, ses fils recevaient les personnes qui venaient de tous les villages voisins présenter leurs condoléances. Moi qui connais les visages, les habitués de ce genre de circonstances dans la montagne, j’étais surpris par le nombre de personnes que je ne connaissais pas mais dont je pouvais imaginer le profil. Des centaines de têtes, avec de grandes oreilles, une dentition malsaine, des mains de travailleurs, venaient de partout. Les bergers de Wadi Khaled sunnites, les bergers de Baalbeck chiites, les bergers de notre montagne maronite et même des marchands de bestiaux de Syrie étaient là pour présenter les condoléances à un confrère maronite de la montagne libanaise.
La morale de cette histoire me rend encore plus attaché à deux convictions : la première est la nécessité de préserver les valeurs morales de notre société, et la seconde est que la convivialité islamo-chrétienne, loin d’être une vue de l’esprit, est une réalité implacable.
Farès SOUHAID est le Coordinateur général du 14 Mars