L’organisation Human Rights Watch de défense des Droits de l’Homme a diffusé, le 30 janvier 2014, un nouveau rapport sur les méfaits du régime en Syrie. Elle avait déjà condamné les exécutions sommaires, l’utilisation d’armes chimiques contre des civils, les destructions d’écoles, les bombardements délibérés de populations, le recours systématique à la torture et aux disparitions forcées, les exécutions sommaires et quantité d’autres « horreurs comme on n’en a jamais vues ». En attendant de dénoncer les blocus alimentaires imposés à des villes entières depuis bientôt deux ans, elle attire cette fois-ci l’attention sur un autre type d’agissement criminel du régime de Bachar al-Assad : la destruction systématique de quartiers entiers et de centaines de bâtiments résidentiels, vidés de leurs habitants par la force et sous la menace des armes.
Les sept cas de démolition auxquels HRW s’intéresse, sans prétendre à l’exhaustivité, se sont déroulés entre juillet 2012 et juillet 2013. Ils ont concerné les zones suivantes : les quartiers de Masha’ al-Arb’een et de Wadi al-Jouz à Hama ; les quartiers de Qaboun, Tadamoun et Barzeh, et les environs de l’aéroport militaire de Mezzeh à Damas ; et le village de Harran Al-‘Awamid à proximité de l’aéroport international de la capitale.
Ayant opté personnellement pour une répression impitoyable, avant même le début du soulèvement populaire dans son pays, Bachar al-Assad ne voit pas uniquement dans ces destructions un moyen comme un autre de sanctionner ceux qui contestent son autorité ou qui se sont armés pour se prémunir contre les exactions de ses services dits « de sécurité ». La situation des quartiers étudiés par HRW démontre que leur démolition, réalisée sous la supervision de l’armée, répond aussi à d’autres intentions. Il s’agit d’abord de chasser des populations considérées comme hostiles d’emplacements sensibles ou stratégiques, situés à proximité de voies d’accès à des centres villes, de grands axes routiers et d’installations aéroportuaires civiles ou militaires.
Le prétexte de l’illégalité des habitations mises à terre n’est que l’une de ces arguties dont le régime se sert quand il en a besoin. Il n’a jamais eu l’intention, ni hier, ni aujourd’hui, d’abattre les quartiers informels puisque, selon le géographe Fabrice Balanche, « l’extension de l’habitat illégal est un moyen de renforcer le clientélisme politique à travers l’arme de la régularisation ». D’ailleurs, s’il voulait se débarrasser de ce fléau, qui dénature la majorité des villes syriennes mais qui a été favorisé par la corruption généralisée de l’administration et des services, c’est près de 40 % de la ville de Damas – mais aussi 40 % de Homs, 60 % d’Alep, 70 % de Raqqa… selon les chiffres de l’année 2009 cités par le même géographe – qu’il aurait dû abattre… Il pourrait d’ailleurs commencer par les plus disgracieux de ces quartiers dans la capitale, Mezzeh 86 et Ouch al-Warwar, où l’entrée et la résidence sont strictement réservées à ses militaires, ses moukhabarat et ses chabbiha.
La destruction des immeubles et des maisons dénoncée par HRW répond en réalité à deux autres intentions au moins. Elle permettra d’abord la réalisation, sur des terrains appartenant à l’Etat… et donc à la libre disposition du clan au pouvoir, d’importants projets immobiliers. Ils rapporteront très gros à leurs réalisateurs et à leurs promoteurs, dont on peut pronostiquer qu’ils seront sélectionnés parmi les partisans et les proches soutiens de Bachar al-Assad. Elle permettra ensuite la reconfiguration et l’homogénéisation de la population dans un sens conforme aux intérêts vitaux du régime. Il réservera l’accès à ces zones à des éléments dont l’allégeance au système en place sera au-dessus de tout soupçon.
Le rapport de HRW n’est pas sans lien avec l’actualité immédiate. Il justifie les craintes exprimées au cours des derniers jours par la délégation de l’opposition aux négociations de « Genève 2 » et son refus du « corridor humanitaire » proposé pour la ville de Homs par les représentants du pouvoir. Tandis que les opposants souhaitaient que ce corridor serve de voie d’acheminement des vivres et des secours en direction des habitants assiégés dans certains quartiers depuis près de 600 jours, les représentants du régime voulaient en faire uniquement une voie d’évacuation des civils. En principe librement empruntée par les femmes et les enfants, elle aurait été accessible aux seuls hommes n’ayant jamais pris les armes depuis le début du soulèvement… dont les noms auraient été préalablement communiqués aux autorités locales. Ces exigences ont évidemment été rejetées par les opposants. Pour eux, il s’agissait là d’un moyen de vider certains quartiers de la ville de leurs derniers habitants, que ce soit pour en achever la démolition ou pour en changer la composition démographique. Ils y voyaient par ailleurs une volonté du pouvoir d’augmenter délibérément et sans nécessité le nombre des réfugiés et des déplacés livrés à un sort incertain. Ils se sont montrés d’autant plus prudents qu’ils discernaient dans cette offre les prémices d’un scénario à la Srebrenica…
En Palestine, pour sanctionner les terroristes et la famille des auteurs d’attentats-suicides, les autorités israéliennes ont pour habitude de faire sauter leurs maisons. Bachar al-Assad ne limite pas sa vengeance aux maisons des hommes qui se battent pour protéger leur famille et leurs biens. Mais il l’étend à l’ensemble de leurs quartiers, pour ne pas dire à des villes entières.