En prenant possession des rues de quelques grandes villes syriennes par centaines de milliers, au printemps 2011, et en manifestant à visage découvert pour réclamer la liberté et la dignité dont ils avaient été privés durant près d’un demi-siècle, les Syriens pensaient en avoir fini avec la clandestinité. Parmi les principes qui faisaient l’unanimité parmi eux, avant que quiconque ait prétendu les diriger et tenté de se poser en guide suprême de leur révolution, figurait le refus de l’action secrète. Le temps n’était plus – du moins l’espéraient-ils en renversant le mur de la peur – où le régime en place pourrait les empêcher d’exprimer publiquement leur immense envie de changement.
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Au cours des dernières années, plusieurs dizaines de rescapés des bagnes et prisons de Syrie ont fait le récit sous diverses formes de leur temps de détention. Seuls quelques de ces ouvrages ont été traduits en français et sont actuellement disponibles en librairie. L’un des plus connus est le roman de Moustafa Khalifé intitulé La Coquille, qui raconte les traitements inhumains naguère réservés aux détenus d’opinion dans le pénitencier militaire de Palmyre. En 2013, Actes Sud a également publié Treize ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu d’Aram Karabet, qui narre les pérégrinations et les tortures endurées par l’auteur dans les diverses geôles où il a séjourné durant ses 13 années de détention. Le poète Faraj Bayrakdar, détenu à Palmyre et à Sadnaya pendant 14 ans, avait auparavant évoqué, en particulier dans le récit L’homme auquel on a fait manger un rat mort, les sévices dont étaient victimes les prisonniers abandonnés au sadisme de leurs bourreaux…
En revanche, aucun opposant syrien ayant jadis opté pour la clandestinité n’a encore entrepris de faire le récit de son expérience. Pourtant certains d’entre eux sont parvenus à déjouer, parfois durant deux décennies, la vigilance des services de renseignements de leur pays. Modifiant leur apparence, utilisant des identités d’emprunt, et moyennant la complicité de membres de leur famille, quelques-uns ont non seulement poursuivi leur engagement politique mais assuré, en se substituant à leurs camarades retenus derrière les barreaux, le fonctionnement et la survie de leur parti.
La plupart de ces militants ont fini par être arrêtés. Mais, sans doute en raison de leur âge et de leur expérience, certains se sont montrés dans ces circonstances plus habiles que d’autres. La quasi-totalité des membres du Parti de l’Action communiste (PAC), hommes et femmes, qui s’étaient dissimulés par centaines durant les années 1980 lorsque leur parti avait été pris pour cible, sont finalement allé rejoindre en prison leurs dirigeants. Avant d’être pris, certains étaient parvenus à se dissimuler durant plusieurs années. Le plus célèbre de ces clandestins est le Dr Abdel-Aziz al-Khayyer, le « moineau de la liberté », poursuivi durant 11 ans avant d’être cueilli en 1992 par les agents de la Branche Palestine des Renseignements militaires affectés à sa seule recherche. Il a été libéré au début des années 2000. Mais son sort est aujourd’hui l’objet d’une immense inquiétude depuis qu’il a été enlevé, en septembre 2012, par des moukhabarat de la Sécurité de l’armée de l’air qui se sont depuis lors obstinés, avec le soutien de Bachar al-Assad en personne, à nier le détenir.
En revanche, quelques militants entrés alors en clandestinité, tous membres du Parti communiste/Bureau politique (PC/BP) de Riyad Turk, n’ont jamais été pris. Ils ne sont réapparus au grand jour qu’au début des années 2000, lorsque l’espoir d’une détente politique, d’une part, et la volonté de faire de la politique autrement, d’autre part, les a incités à répondre à la demande de leur parti et à sortir de leur cachette ou de leur anonymat. Signe qu’il n’avait jamais renoncé au combat politique durant ses 20 ans de clandestinité, l’un d’entre eux, Abdallah Hoché, est devenu le premier secrétaire du PC/BP lorsque celui-ci, prenant acte de l’évolution du monde, est devenu en mai 2005 le Parti du Peuple démocratique. Un autre cadre dirigeant de ce parti, Mazen Adi, a naguère confié à Catherine Gouëset quelques détails sur ses vingt et un ans de clandestinité en Syrie.
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La fin du « Printemps de Damas », au terme de l’été 2001, n’a pas rejeté les opposants au régime dans la clandestinité. Certes, l’arrestation de quelques meneurs de ce mouvement éminemment pacifique – Riyad Seif, Habib Aïssa, Walid al-Bounni, Fawwaz Tallo… – et leur condamnation à 5 ans de prison – 10 ans pour le Dr Aref Dalileh, dont le « crime » méritait une double sanction puisque, membre de la communauté alaouite, son appel au changement s’entendait comme une dénonciation de la confiscation du pouvoir réel par des membres de sa propre communauté – constituaient un avertissement sérieux. Mais ils montraient aussi que Bachar al-Assad était disposé à se satisfaire alors de ces quelques « exemples », et qu’il ne souhaitait pas à ce stade se livrer aux rafles massives dans les rangs de l’opposition qui avaient contribué à la montrée des tensions à Alep, à Hama et ailleurs, au début des années 1980.
Les choses ont commencé à changer avec la diffusion de la « Déclaration Beyrouth-Damas Damas-Beyrouth », le 12 mai 2006. Signé par quelque 150 intellectuels syriens et un nombre équivalent de Libanais, ce texte réclamait des dirigeants des deux pays, et principalement des responsables syriens qui n’avaient nullement renoncé à imposer leurs volontés au pays voisin, un rééquilibrage de leurs relations. Il appelait en particulier à la fin de la tutelle politique, militaire et sécuritaire que, en dépit du retrait de l’armée syrienne achevé en mai 2005, Damas continuait de faire peser sur le Liban. Suite à l’arrestation d’une douzaine de signataires syriens de ce document – Michel Kilo, Anwar al-Bounni, Mahmoud Mere’i, Nidal Darwich, Mohammed Mahfouz, Mahmoud Aïssa… – deux de leurs camarades – Sleiman Choummar et Khalil Husseïn… – se sont sentis menacés et ont choisi de se cacher là où ils le pouvaient.
Le mouvement s’est accéléré, au mois de décembre 2007, avec l’arrestation et la mise en jugement de la direction récemment élue du rassemblement connu sous le nom de « Déclaration de Damas ». En octobre 2005, les responsables politiques et sécuritaires syriens avaient perçu comme une provocation la publication de cette Déclaration, qui appelait à l’instauration en Syrie d’un système démocratique et pluraliste, non par la voie d’une révolution mais par celle d’un changement pacifique et progressif dont la conduite était laissée au régime. Ils avaient été alarmés par la constatation que, parmi les partis et organisations aussitôt ralliés à cette plateforme, figuraient leurs ennemis jurés, les Frères Musulmans. Mais ils ont perçu comme un défi inadmissible la tenue de la première assemblée générale de cette Déclaration, réunie en secret, le 1er décembre 2007, au domicile de l’ancien homme d’affaires et ancien député de Damas Riyad Seif. Outre ce dernier, figuraient parmi les cadres arrêtés le Dr Ahmed Tomeh (chef du gouvernement provisoire de la Coalition nationale), Fayez Sara (membre du Bloc démocratique au sein de cette même Coalition), le Dr Fida Hourani, le Dr Yaser al-Iti, etc. Pour éviter de connaître le sort de leurs camarades, d’autres figures de la Déclaration ont alors opté pour des degrés variés d’une clandestinité dans laquelle le vieux militant communiste Riyad Turk les avait précédés…
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Dans l’enthousiasme du début de la révolution, les jeunes activistes en pointe dans les manifestations n’ont pas pris la juste mesure des moyens que le régime de Bachar al-Assad était résolu à mettre en œuvre pour casser leur mouvement et faire cesser la contestation. Ils se sont de ce fait exposés. Les organisateurs, les meneurs, les lanceurs de slogans, les citoyens-journalistes qui couvraient les rassemblements ont été les principales victimes des balles des francs-tireurs qui visaient délibérément à la tête ou à la gorge pour tuer. Ceux qui regroupaient et diffusaient les informations, les films et les photos, pour empêcher la répétition à trente années d’intervalle du massacre à huis clos de Hama en 1982, ont été dénoncés par les moukhbirin (informateurs) et les ‘awainiyat (mouchards) des services de sécurité infiltrés dans leurs rangs ou résidant dans leurs quartiers. D’autres encore ont été trahis par une utilisation intempestive des moyens de communication – téléphones portables, Internet, réseaux sociaux… – dont ils n’avaient pas conscience que, grâce à l’expertise de spécialistes iraniens et aux matériels et programmes fournis par divers pays occidentaux… dont malheureusement la France, ils étaient très étroitement surveillés.
Quelques semaines à peine après le début du soulèvement, les révolutionnaires ont dû se rendre à l’évidence. Pour continuer à organiser les protestations, pour en enregistrer et en transmettre les images à l’extérieur, pour soigner les blessés, pour apporter des aides aux familles en détresse… ils devaient recourir à des procédures leur garantissant un minimum de sécurité. Il en allait non seulement de leur survie individuelle, mais également et surtout de la poursuite de la révolution et de la réalisation de ses objectifs. Plus expérimentés, moins risque-tout aussi peut-être, et certainement moins adeptes des nouvelles technologies de la communication, les opposants politiques de la génération précédente ont globalement moins souffert de cette répression que les activistes surgis sur le devant de la scène avec les évènements en cours. D’autant que, en raison de la réputation dont certains bénéficiaient dans les opinions publiques occidentales et compte-tenu des relations qu’ils entretenaient avec des militants ou intellectuels d’autres pays, la liquidation de ces opposants aurait provoqué plus de remous que celle de centaines de jeunes gens dont la renommée, en général, a suivi et non précédé la disparition.
Dans les zones bientôt « libérées » de l’emprise de l’Etat, où ils espéraient voir se développer les bases d’une nouvelle Syrie, activistes et opposants ont connu le même genre de vicissitudes. L’apparition de certains groupes islamistes, et surtout djihadistes, a rendu leur engagement aussi périlleux que dans les régions encore contrôlées par le régime, même s’il y était globalement plus aisé – dans les zones contrôlées par l’Etat islamique d’Irak et Levant exceptées – de protester contre les manières de faire de ceux qui s’étaient approprié la décision et qui entendaient régenter à leur manière la vie des citoyens. Parce qu’ils ne pouvaient se résoudre à taire leurs critiques, les activistes engagés dans la réalisation de nouveaux médias, dans l’organisation des affaires de la cité et dans la divulgation des atteintes aux Droits de l’Homme ont été les cibles privilégiées de cette répression. Les exactions commises au détriment des citoyens-journalistes se sont multipliées. Leurs infrastructures et leurs moyens techniques ont été détruits. Certains d’entre eux ont été arrêtés et parfois assassinés. Même une figure aussi emblématique en Syrie et à l’extérieur que l’avocate Razan Zaytouneh n’a pas été épargnée. Son enlèvement dans la ville « libérée » de Douma, en compagnie de plusieurs autres membres de son Violation Documentation Center, a constitué le pendant honteux de l’arrestation, dans une zone contrôlée par le régime, de Mazen Darwich et de ses camarades du Centre syrien pour les Médias et la Liberté d’expression.
A un degré moindre, il en est allé de même dans les zones à fort peuplement kurde, où le Parti de l’Union démocratique (PYD), héritier à la fois des méthodes politiques du Parti Baath et des pratiques coercitives du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), s’est employé à restreindre la vie politique et à soumettre la population à ses ambitions de « dirigeant de l’Etat et de la société » kurdes. Après avoir réprimé les manifestations et interdit les symboles de la révolution, à commencer par le drapeau de l’Indépendance, il a pourchassé les activistes et s’est opposé à l’affirmation, dans les trois zones – Amouda, Kobani et Afrin – dont il prétendait assumer l’administration, de tout parti politique susceptible de lui faire de la concurrence. Il en a mis les cadres et dirigeants en prison. Il a entravé leur libre circulation entre la Jazireh et le Kurdistan d’Irak. Il a interdit à ceux d’entre eux qui se trouvaient à l’extérieur de rentrer dans leur pays. Deux rapports, l’un publié en mai 2014 par RSF sous le titre Le Rojava, ou comment le PYD entend contrôler les médias et mettre au pas les acteurs de l’information, l’autre diffusé en juin 2014 par HRW sous le titre Under Kurdish Rule. Abuses in PYD-run Enclaves of Syria, ont dressé un bilan sévère des atteintes aux Droits de l’Homme dont ce parti s’était rendu lui aussi coupable au détriment des habitants des régions kurdes défendant une autre politique que la sienne.
Mais c’est sans conteste dans les villes et régions encore contrôlées par le régime de Bachar al-Assad qu’activistes et opposants ont été exposés aux dangers les plus graves et les plus immédiats. Les terribles documents rendus publics grâce au courage du dénommé « César » ont confirmé qu’à l’abri des regards, derrière les murs de ses prisons ou au fond des geôles de ses moukhabarat, le pouvoir syrien se comportait à l’égard de ceux qui continuaient d’aspirer au changement comme un serial killer, les assassinant par milliers sous la torture ou les privant de nourriture jusqu’à la mort. Les révolutionnaires pacifiques ont donc été confrontés à ce dilemme qu’ils espéraient dépassé : continuer d’agir en pleine lumière et aller rejoindre la cohorte des martyrs, ou gagner la clandestinité pour pouvoir dire au monde que la révolution n’était pas morte et comment s’organisait la résistance.
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Alors que les Américains, dit-on, ont entrepris de former et d’entraîner des centaines de soldats et d’officiers syriens en Jordanie, avant peut-être de les armer et de les assister dans une hypothétique entreprise de renversement du régime, il semble au moins aussi urgent de former et d’entraîner aujourd’hui les activistes volontaires au militantisme clandestin qu’exige la poursuite de la révolution. Comme dans la Russie soviétique et dans les autres Etats de l’ex-CEI naguère, il n’est pas question pour ces « dissidents » de manier les armes mais de rassembler leurs compatriotes qui aspirent comme eux à l’instauration dans leur pays d’un Etat de droit, de maintenir parmi eux la flamme et l’espoir, de les organiser pour leur permettre d’agir, et de collecter, pour les diffuser de manière sécurisée en direction de l’extérieur, la preuve que leur volonté de changement n’a pas faibli et que la révolution populaire en Syrie n’est pas morte.
Ils devraient pouvoir trouver, parmi les opposants syriens qui ont été contraints jadis de se soustraire aux regards, les meilleurs des conseillers. Et ils devraient pouvoir s’appuyer, à titre complémentaire, sur les grandes organisations de défense des Droits de l’Homme qui, par la force des choses, ne manquent pas pour la plupart d’expertise dans ce domaine.